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L'oeil de la vache

Swiss Expo, qui s’est tenue du 10 au 13 janvier à Lausanne, est une des trois plus grandes expositions bovines mondiales, derrière celles de Madison (USA) et de Toronto (Canada), en particulier pour la race Holstein. Ce n’est pas un salon agricole parmi d’autres, mais un rendez-vous majeur où l’on peut voir un millier de vaches « de compétition » amenées de toute la Suisse et de plusieurs pays européens. Un éleveur belge m’a dit qu’il s’y prépare depuis un an.

 

Je connais peu de choses aux vaches mais crois avoir un certain nez pour l’humain. La première fois que je suis allé à Swiss Expo, trois choses m’ont frappé: la fierté des éleveurs présentant leurs meilleures bêtes; la jeunesse des participants et leur esprit de communauté; le soin avec lequel il s’occupaient de leurs animaux. Cette année, j’ai décidé de m’y rendre chaque jour, alternativement avec le Rolleiflex chargé de film Kodak T-max 400 et avec le Leica M10 numérique.

 

Mon idée initiale était de faire des portraits posés avec le Rolleiflex. Sauf que le premier jour, l’élan n’y était pas. En partie à cause de moi: la timidité reprend parfois le dessus et bloque dans la gorge l'entrée en matière sympathique qui permet de nouer le contact. En partie à cause des éleveurs aussi: outre le stress qu’impliquent les compétitions, la vue d’un citadin déambulant avec un appareil photo suscitait une certaine méfiance.

 

Depuis plusieurs années en effet, les antispécistes ont fait leur nid à Lausanne, Swiss Expo est devenu une de leurs cibles privilégiées; ils y manifestent chaque année. Cela m'a rappelé des souvenirs de gosse. Quand je posais mon cul sur les tracteurs exposés au Comptoir et jetais un oeil distrait à des vaches moins spectaculaires que celles de Swiss Expo, on manifestait déjà à Beaulieu - c'était alors contre des dictatures militaires. Aujourd’hui, les pancartes réclament l’égalité animale. Faut-il y voir un signe progrès ? Je ne sais pas.

 

Je suis allé jeter un coup d’oeil à la manif des antispécistes. Tout en me disant que ce débat n’est pas près de s’éteindre, j'ai plongé dans les tréfonds de mon subconscient et réalisé que depuis mon enfance, mon coeur bat du côté des paysans. Parce que leur travail est difficile, souvent ingrat. Parce qu’aucune profession n’a connu un tel enchaînement de révolutions productivistes en deux générations. Parce qu’ils nous donnent à manger, tout simplement. Ainsi, dans toutes les images de cette page, une seule (bien cachée) se réfère à la manifestation des antispécistes, qui étaient une soixantaine. Les autres se veulent un hommage au travail des 400 éleveurs présents, qui l'ont présenté à plus de 20 000 visiteurs.

Dont votre serviteur, qui a observé tout cela avec l'oeil neutre de la vache.

Le Rolleiflex, donc, et une certaine difficulté à nouer les contacts initiaux. Dans ces cas-là, je me connais, je me mets à faire ce que j’appelle par autodérision du « conceptuel », c'est-à-dire des images où l’esthétique, le jeu de la lumière l’emporte sur l’échange humain. Solution de facilité ? Peut-être.

 

En l’occurrence, cela tombait bien, car une question me taraudait en circulant dans les travées de Swiss Expo: ces supervaches ripolinées, véritables usines à lait produisant jusqu’à 60 litres par jour représentent-elles l’avenir de l’agriculture ? N’étant pas spécialiste, je me garderai de trancher, mais j’observe que ces bêtes vivent moins longtemps, se déplacent avec plus de difficulté, traînent leur pis gigantesque comme un fardeau.

 

Pour Swiss Expo, elles sont briquées comme des Ferrari de collection. Poil tondu ras et laissant deviner le peau rosée, sauf une raie de poils drus sur le dos, mesurée au millimètre; toupet de queue peigné comme une coiffure afro; mamelle graissée. Pour éviter que leurs déjections ne ruinent ce travail de précision - confié à des professionnels qui ont rang de vedettes - des volontaires se précipitent, cuvette à la main, dès qu’une bête fait mine de relâcher son sphincter. Puis ils la torchent délicatement avec du papier ménage.

 

C’est cette vision un peu irréelle des vaches de concours que j’ai tenté de rendre par une première série d’images volontairement abstraites, sculpturales, jouant sur les volumes. Les éleveurs et juges de Swiss Expo s’en arracheront probablement les cheveux, je m’en excuse auprès d’eux, mes critères esthétiques ne sont pas les leurs, qui tournent autour de la ligne de dos et de bassin, de la géométrie des pattes, de leur écartement ou de l’accrochage du pis.

Le deuxième jour, j’étais d’humeur plus communicative, et les éleveurs commençaient à s’habituer à ma présence, à voir que je n’étais pas là pour dénoncer « l’exploitation animale » mais pour m'intéresser à leur travail. La bonne vieille règle d’or de la photographie se vérifiait une fois de plus: il faut savoir prendre son temps.

 

Se balader avec un Rolleiflex plus que quinquagénaire est aussi un avantage: vous entrez dans la catégorie des originaux, des gens animés par une passion. Or la passion est le maître-mot de ces concours. Bien sûr, le gain d’image et financier de ramener un prix se répercute sur toute l’exploitation, mais il suffit de voir la concentration des concurrents et les larmes de joie des vainqueurs pour se rendre compte que l’affaire dépasse largement les intérêts sonnants et trébuchants.

 

S’y ajoute la joie de se retrouver, d’échanger des expériences, de pique-niquer autour de grandes tablées. Comme les combats de reines d’Hérens, le concours bovin est une culture, au sens noble et convivial du mot. C’est ce que j’ai voulu rendre par cette série de portraits. La dame en tablier se prénomme Mélanie et vient d'Alsace, le vieux monsieur en salopettes et bottes assis sur une chaise s’appelle Pierrot. Il vit avec un rein de moins et a survécu à une opération à coeur ouvert. Il vient ici donner un coup de main, ces quatre jours sont un bonheur pour lui.

Cette troisième série d’images a été faite avec le Leica numérique, qui permet d’être plus réactif dans des conditions de basse lumière (les ISO sont souvent réglés sur 4000 pendant les concours). Là aussi, je n’ai pas cherché à imiter les photographes officiels, tenus de faire le portrait des vainqueurs selon des canons bien précis (il y a même un studio avec flashes et décor champêtre géants pour immortaliser les championnes).

 

Selon mon habitude, je me suis intéressé davantage aux coulisses, notamment la zone d’attente avant de pénétrer dans l’arène. J’y ai épié les expressions des visages avant et après la compétition. Cette année, il y avait une nouveauté sous la forme d’un « showmanship » international où se mesuraient de jeunes éleveurs de 10 à 28 ans. Dans ce cas, ce ne sont pas les vaches qui sont examinées par les juges, mais celles et ceux qui les conduisent, obligatoirement vêtus de blanc. Parmi eux figure notamment le vainqueur Fabian Bettschart, du Muotathal, que l’on découvre dans cette série en interview ainsi que dans celle des portraits au Rolleiflex.

Notez aussi l'ambiance " hollywodienne " que créent les éclairages lors des épreuves de prestige - plus ce que vous ne pouvez entendre: la musique, qui prend un rythme "boum-boum" pour annoncer la proclamation des résultats. On dit que les vaches apprécient le classique, je ne leur ai pas demandé ce qu'elles pensent du disco. Sacrée journée pour elles aussi !

© Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation

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