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Clarens
(dans les pas de Tolstoï, Stravinski, Dubochet...)

En 1856, après avoir écrit trois récits autobiographiques, Léon Tolstoï entreprend son "Grand Tour". Comme tant d'autres, il fait le pèlerinage de Clarens où Rousseau, qu'il admire, a situé l'action de la "Nouvelle Héloïse" près d'un siècle plus tôt. Du début avril au 18 mai, il réside probablement à la pension Verte-Rive (ci-dessus) et écrit ceci:

« Voilà plus de trois semaines que je suis arrivé en Suisse et je me sens parfaitement satisfait de mon sort. La vie n'est pas chère, je mène une existence retirée; en ce moment, il fait très beau; j'ai sans cesse devant les yeux la montagne et le Léman azuré, les gens sont d'une simplicité et d'une cordialité extrême (...) aux environs de Genève, à Clarens, dans ce même village où a demeuré la Julie de Rousseau.
Je n'essayerai pas de vous dépeindre la beauté de ce pays, surtout à présent que tout est en feuilles et en fleurs. (...) Je passe la plus grande partie de mon temps à regarder et à admirer en me promenant (...). Chose étonnante, j'ai vécu deux mois à Clarens, mais chaque fois que le matin, ou plutôt le soir, avant le dîner, j'ai ouvert les vitres de la fenêtre sur laquelle tombait l'ombre et regardé le lac où se reflétaient les lointaines montagnes bleues, la beauté de ce paysage m'aveuglait et me saisissait d'une force inattendue. »

Tolstoï est venu vingt ans trop tôt et n'a pas pu voir les Villas Dubochet, érigées entre 1874 et 1879 par le Montreusien Vincent Dubochet, qui partit en 1814 faire fortune en France. Il y réussit si bien, en installant le gaz à Paris, qu'on disait "riche comme Dubochet", écrit "24 Heures".
Quelques hôtes illustres ont vécu dans cet ensemble unique d'une vingtaine de maisons serties dans une verdure luxuriante au bord du lac. Le No 17 fut la dernière demeure de Paul Kruger, ancien président de la république sud-africaine du Transvaal. Le journaliste et écologiste Franz Weber (1927-2019) se battit pour la préservation du quartier et installa sa fondation dans une de ces demeures.
J'y suis entré deux fois. La première pour l'interviewer lui. Il m'avait reçu tiré à quatre épingles et avait gravi les escaliers en courant jusqu'au dernier étage pour bien montrer qu'à plus de 70 ans, il n'avait rien perdu de son allant. La seconde fois, j'ai discuté longuement avec sa seconde épouse Judith, qui m'a touchée par la sincérité avec laquelle elle abordait les problèmes de couple - le "vieux lion" n'était pas facile à vivre, à la fois possessif et absent avec sa fille Vera, qui a repris les rênes de la fondation.




Même en temps normal, novembre est la saison morte à Montreux. Alors avec le virus... Les quais sont presque déserts, on y entend parfois parler le russe: la ville a toujours attiré une forte communauté russophone qui compte aujourd'hui encore quelque 800 personnes.
En 2020, le Marché de Noël, qui attire habituellement les foules, sera réduit à sa plus simple expression. Des ouvriers montent sans se presser un des rares chalets qui tenteront d'attirer les badauds masqués.
Cet air d'abandon me plait davantage que la Montreux submergée de touristes venus faire un selfie devant la statue de Freddy Mercury. Novembre est le mois des rêveurs, des mélancoliques.
Un disque, mieux que des mots, restitue cette atmosphère: le "Live at Montreux" que le pianiste Andrew Hill enregistra en 1975. Ecoutez Nefertisis ci-dessous. Ce morceau titube comme un passant hagard sur les pavés humides, palpitations de feuilles mortes et d'amours aveuglantes.


De 1910 à 1915 Igor Stravinski loge successivement à la Pension des Tilleuls, à l'Hôtel du Châtelard, à l'Hôtel des Crêtes puis succède au chef d'orchestre Ernest Ansermet comme locataire de la maison «La Pervenche» avant de déménager à Morges, puis en France. C'est à Montreux-Clarens qu'il termine l'esquisse du «Sacre du Printemps», dont la première exécution à Paris, le 29 mai 1913, provoque le scandale musical le plus retentissant de ce début de siècle.



Li Ning, le "prince de la gymnastique" (six médailles, dont trois d'or, aux JO de Los Angeles en 1984.
Clarens, 10 novembre 2020, Fuji X100V
© Jean-Claude Péclet, 2020. Reproduction soumise à autorisation