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Les drôles de vacances (15)

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Ferlens, avril 2019

Et si la mort qui rôde…

 

Difficile à imaginer sous ce soleil insultant, au bord du lac épuré, enrobé d'un silence intimidant que traversent les chants d'oiseaux, dans une ville flottant depuis quinze jours dans un costume trop grand pour elle.

 

A défaut du visage d'un proche, la mort a pris ce vendredi l'identité d'une personne que j'ai rencontrée, interviewée, appréciée. « Mon père est décédé hier du coronavirus », m'annonce un ex-collègue, Serge Michel. Son père ? Jean-Paul Michel, architecte, avait réalisé pour l'Expo.02 un hôtel-habitat écologique et modulaire auquel j'avais consacré en 1998 un article dans Le Temps. Auparavant, son bureau "Y" avait dessiné le quartier des Pugessies à Yverdon, un exemple de densification humaine, intelligente qui reste visionnaire quarante ans plus tard tandis que triomphe la médiocrité architecturale.

 

« Mon père a longtemps été un trompe-la-mort, écrit Serge, là il s'est fait foudroyer alors que j'étais certain qu'il allait s'en débarrasser. Je n'arrêtais pas de dire aux médecins qui me disaient de le « laisser partir » qu'il allait les surprendre, qu'il n'était pas au bout de sa vie, qu'il avait plein de projets en 2020 ».

 

Abstrait, invisible, irréel, le virus commence à s'incarner à travers ceux dont il prend la vie, ou la perturbe fortement. Le 2 avril, nous devions partager un apéritif au Musée de la photographie à Vevey pour les 70 ans du frère de Wendy, Chris. Ces retrouvailles ont pris la forme désormais habituelle d'une mosaïque sur l'écran d'un iPad. Dans une des cases, la belle-fille de Chris – Valérie, qui est infirmière – nous a expliqué pourquoi leurs trois enfants étaient placés en retrait : ils présentent les premiers symptômes de la maladie et sont en quarantaine. Elle-même ira se faire tester. Le travail actuel de Valérie consiste à répondre aux appels de la « hotline » dédiée au virus. Leur nombre a diminué, de quelque deux mille aux débuts à un millier actuellement, mais ils sont souvent plus longs. Les personnes âgées qui y recourent ont moins besoin d'être renseignées qu'écoutées, elles cherchent à briser leur solitude, calmer leurs inquiétudes.

 

Hier après-midi, j'ai amené en scooter un flacon de gel hydro-alcoolique à mon amie Mado. Nous avons parlé un peu, de sa fenêtre à l'allée. Cette dure-à-cuire se fait du souci pour elle-même et sa fille atteinte d'une maladie dégénérative et confinée dans un établissement spécialisé. Mado allait la voir presque chaque jour, épuise sa propre santé à la combler de ses attentions. Depuis mi-mars, elle en est réduite à lui envoyer des messages enregistrés, des chansons en espérant que l'infirmier-animateur aura la patience de manipuler le téléphone mobile de sa fille, qui n'est plus en état de le faire. Mado sort au parc de Sauvabelin proche de chez elle, le matin quand il n'y a personne. Tenir. Ne pas se quitter avant de s'être revues.

 

Promenade avec Anna entre Ouchy et les terrains de sport de l'Université. Elle me raconte l'histoire d'un ami médecin retraité, passionné de vigne et de produits du terroir, qui a investi ses économies dans une « ambassade gustative » à New York. Mobilier artisanal, fourchettes à fondue, meules de fromage : tout a été embarqué dans un conteneur. Il arrive dans une ville déserte et sinistrée.

 

« Imagine que nous sommes dans un film de science-fiction », disais-je à Mado. Pour beaucoup, le scénario se mue en dure réalité. Les autres réagissent selon leur tempérament. « Des masques ! Des masques ! », réclament les inquiets qui se tordent les mains même quand ce n'est pas sous l'eau savonneuse. « A la guerre comme à la guerre ! », répond un lecteur de « 24 Heures », dans une lettre martiale qu'il signe du nom de Franz Böttger, en précisant qu'il a 76 ans. Extrait : " Pour défendre les plus jeunes, leur permettre de retrouver leur travail, leur école, leurs loisirs, leurs vacances, pourrait-on imaginer que les seniors fassent preuve de courage – comme il est exigé des jeunes de 20 ans dans d'autres guerres – et qu'ils se sacrifient en acceptant l'euthanasie plutôt que d'occuper un service hospitalier en crise? Combien serions-nous, les plus de 65 ans, à souscrire à ce postulat ?"

 

Aucun journal n'a poussé la provocation jusqu'à sonder ses lecteurs sur cette question. « The Economist », dans son dernier numéro, n'en est toutefois pas loin et se livre à un calcul morbide à propos des Etats-Unis. En revenant sur son « laisser-faire » initial, Donald Trump évite peut-être la mort d'un million d'Américains mais inflige à l'économie des dégâts qui se chiffrent en milliers de millards de dollars. La façon dont l'hebdomadaire calcule un chiffre de 60 000 dollars par ménage américain n'est pas très claire, mais je cite sa conclusion qui a le mérite de la franchise à défaut de celui de l'empathie : « Au final, même si de nombreuses personnes meurent, les coûts des mesures de distanciation pourraient excéder les bénéfices. C'est un aspect de la pesée d'intérêts que personne n'est encore prêt à prendre en compte ».

 

A part l'UDC suisse dont le communiqué du 31 mars dit ceci : « Les mesures imposées par la Confédération jusqu’au 19 avril 2020 dans le cadre du droit d’urgence protègent certes ce groupe vulnérable de la population, mais elles génèrent aussi des dommages massifs pour l’économie, les salariés, les employeurs et même pour l’ensemble du pays. Il faut donc dès à présent se demander non seulement comment protéger la population à partir du 19 avril 2020, mais aussi comment agir sans aggraver les conséquences économiques de cette intervention. L’UDC réclame donc la mise en place d’une stratégie économique et sanitaire claire pour la période suivant le 19 avril. »

 

Concrètement : réouverture rapide des commerces et des chantiers, « responsabilisation individuelle » pour les personnes à risques, port obligatoire du masque dans les contacts sociaux. Mes voisins alémaniques plus qu'octogénaires, le coeur sur la main, des forces de la nature et de volonté dont le jardin enchante tout le quartier, sont à peu près sur cette ligne.

 

Bien évidemment, la prise de position de l'UDC a provoqué des bouffées d'indignation sur les réseaux sociaux et, en contrepoint, cette analyse plus fouillée d'Annick Chevillot sur Heidi.news, dont je recommande la lecture. On en reparlera dans vingt jours, peut-être plut tôt.

En attendant, je repense à Jean-Paul Michel et aux Pugessies. Pas plus tard que la semaine dernière, passant non loin de là sur l'A1, je me disais que j'aimerais voir ce qu'est devenu le quartier aujourd'hui. Il a quelque chose à nous dire à propos de confinement et d'espace vital. En s'inspirant, comme d'autres architectes, des casbahs nord-africaines et des villages moyenâgeux, le "groupe Y" réaffirmait le principe que l'homme n'a pas forcément besoin de très grandes surfaces pour se sentir à l'aise, ni de dominer son environnement depuis la baie vitrée d'une tour. Ce qui compte est l'équilibre harmonieux entre espace public, privé et semi-privé. Souvent négligé, ce dernier remplit pourtant la fonction très importante du premier contact social, celle d'une discussion que l'on peut abréger si l'on n'est pas d'humeur, ou prolonger dans le cas contraire. Pas besoin qu'il soit grand, c'est même mieux pas. L'espace semi-privé permet à de nombreuses personnes de vivre près les unes des autres, sans être les unes sur les autres. Il fait cruellement par les temps qui courent, n'étant pas inclus dans les calculs économiques des promoteurs.

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