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Les drôles de vacances (32)

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En contrebas de Bercher, le long de la Menthue, la condenserie Nestlé occupa jusqu'à 150 ouvriers entre 1880 et 1920, utilisant l'eau de la rivière. Ceci explique pourquoi la "brouette" (la ligne ferroviaire LEB pour les non-Vaudois) fut prolongée jusqu'à Bercher. Un téléphérique transportait le lait et le matériel entre l'usine et la gare.

Aujourd'hui, un des bâtiments de la condenserie, reconnaissable d'après les anciennes photographies, a été transformé en "établissement médico-social", la Résidence Clos Bercher.

Quel est le prix d'une vie humaine?

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Un  brin de lilas? 

 

"C'est pour l'odeur...", dit l'ancêtre bossue serrant sa béquille tandis que sa main gauche munie de ciseaux coupe une petite branche sur le massif voisin. Elle me la fait respirer.

"A combien de francs estimez-vous la vie qui vous reste à vivre, Madame?"

 

Excusez la brutalité de la question, chère grand mère qui semblez plus fragile que la branche dans votre main, c'est à cause de Christian Levrat. Je vous explique... mais vous voilà déjà repartie en clopinant vers votre maison, d'ailleurs les mots n'ont pas franchi mes lèvres.

 

Le président des socialistes suisses est froissé: d'une interview en allemand sur la sortie de crise Covid-19 qu'il a donnée à Tamedia, les dépêches d’agence francophones ont seulement retenu que "Levrat veut taxer les riches", regrette-t-il sur Facebook. Effectivement, ses propos ne se résumaient pas à cela. Un autre passage a retenu mon attention: son attaque contre l'UDC et le PLR qui veulent débloquer l'économie aussi vite que possible. Levrat se range plutôt à l'avis du ministre de la santé Alain Berset, autre socialiste: aussi lentement que nécessaire... 

Sauver des vies d'abord, car vie humaine n'a pas de prix, n'est-ce pas?

Bien sûr que si!

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Ce prix nous est rappelé presque quotidiennement par les esprits charitables qui nous invitent à soulager les souffrances humaines. "Avec cent francs, vous sauvez un enfant somalien de la famine." Avec cinquante francs, vous protégez tant de personnes des pays tropicaux contre telle terrible maladie." "Pour vingt francs par mois, participez à notre campagne contre les mines anti-personnel et sauvez X vies."

Supposons que mon épouse, lassée de mes élucubrations, veuille se débarrasser physiquement de moi. Un tueur à gages dans un pays riche comme la Suisse coûterait entre vingt et cinquante mille francs, que sais-je, j'émets ces chiffres sur la base des souvenirs imprécis de procès mettant en cause cette délicate profession. Aux Philippines, il ne lui en coûterait même pas le centième de cette somme.

Les assureurs, le Tribunal fédéral sont amenés à disserter sur le prix de la vie, en tout cas de la vie résiduelle. Dans un arrêt de ce dernier dont j'avais rendu compte il y a une dizaine d'années, une patiente âgée s'était vu refuser le remboursement d'un traitement très coûteux (300 000 francs) qui prolongeait sa vie de six mois à un an.

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Ces pensées qui m'ont accompagné jusqu'à un vieux pont sur la Menthue tombent comme pétales de pommier tandis que je me dirige vers deux maisons, dont l'une, amoureusement enserrée par la végétation, semble abandonnée. Un portail bloque l'accès au jardin, mais on peut facilement le contourner.

J'y pénètre pour photographier la façade quand j'aperçois par la fenêtre ouverte un monsieur barbu qui m'interpelle. "Ho! que faites-vous là?" Je m'apprête à lui répondre quand nous nous nous reconnaissons en même temps. André! Nous avons travaillé ensemble à l'Hebdo au début des années 1990, puis nous sommes perdus de vue. Il vit ici, seul avec ses nombreux livres, aujourd'hui trop gêné dans ses mouvements pour entretenir son jardin. Une dame du centre médico-social lui amène son repas de midi pendant que nous parlons.

De ce que nous sommes devenus. Du virus qui rôde. De la fin qui arrivera d'une façon ou d'une autre. Athée, André est inscrit à Exit. J'avais gardé de lui le souvenir d'un homme cultivé, sensible, discret. Il l'est resté. Ca fait quand même bizarre de lui parler ainsi à plusieurs mètres de distance, pour protéger mutuellement les "personnes à risques" que nous sommes. On aimerait pouvoir se verser un petit alcool fort, bourrer une pipe en s'enfonçant dans un fauteuil moëlleux. 

André va manger le repas du CMS, je monte le sentier de Boulens.

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Professionnellement, André était correcteur. Tiens, à propos de professions indispensables et peu valorisées, économiquement et socialement, on pourrait ajouter celle de correcteur aux infirmières, postiers, vendeuses, chauffeurs, etc.

Une profession peu à peu laminée par les restrictions de budgets dans les journaux, puis par les logiciels de correction automatique. Pour beaucoup, ces derniers font aujourd'hui l'affaire, même s'ils rajoutent parfois des bourdes au lieu d'en éviter.

Mais un bon correcteur ne s'occupe pas que d'orthographe. Il réfléchit au sens de la phrase, au raisonnement de l'article, viendra vous demander si vous avez vraiment voulu dire ce qui figure dans le texte, voire suggérer une tournure plus légère. Les bons correcteurs effraient un peu les journalistes, qui les devinent plus cultivés qu'eux-mêmes.

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Odeur doucereuse du colza. Depuis une trentaine d'années, beaucoup de paysans se sont mis à cette culture, qui a transformé la campagne vaudoise en patchwork au jaune pétard. Ça, à quoi s'ajoute la couleur des tracteurs et autre engins de la terre. Les Hürlimann étaient d'un vert tendre. On fait maintenant dans le rouge vif, sans parler du plastique rose bonbon qui enrobe certaines balles de foin.

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Le colza donne peut-être une huile de qualité, mais c'est le faux-ami du photographe. Il happe notre regard, et tout le monde photographie la mosaïque plus ou moins de la même façon. En plus, ne vous aventurez pas trop près comme je l'ai fait tout-à-l'heure pour photographier la jeune femme à cheval. Veste et pantalon sont bons pour le lavage.

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L'agriculture? Je n'y connais quasi rien. Orge, blé, avoine... J'ai essayé de visualiser les différences des épis, mais j'oublie vite et confonds.

Ce matin, un article du "Guardian": les maraîchers britanniques cultivant les asperges, partiellement privés de saisonniers étrangers, voient en revanche affluer les offres spontanées de personnes mises au chômage par le virus. Un petit retour à la nature, why not? Selon le journal, seul un dixième environ de ces propositions débouche sur du concret: les heures sont longues, le travail pénible et pas très bien payé.

On reparlera de tout ça après la crise, quand "rien ne sera plus comme avant"?

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En attendant, je traverse l'Oulaire, petit affluent de la Menthue, avant de remonter sur Saint-Cierges. J'y croise le seul promeneur de cette balade. Nous nous lançons un regard complice. Beau coin? Oui, très beau.

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Cette histoire de notre rapports aux paysans... Cela me travaille et m'amuse en même temps. Face à tant de citadins qui redécouvrent les vertus de la production locale, mon esprit de contradiction improvise dans ces vallons chatoyants où m'emmènent mes pas un refrain de chanson (sur un air de polka, ou à peu près):

Je n'ai pas d'entrain pour l'agriculture

Les champs de colza, c'est pas ma pâture

Fichu rhume des foins, ça me dénature

Z'aurez pas mes bras pour l'agriculture...

... même bio.

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Des cris d'animaux m'avertissent: me voici bientôt revenu au petit zoo qui jouxte l'EMS dont je suis parti. Tout-à-l'heure à Boulens, j'ai fait le malin en assurant à un monsieur qui trouvait que j'avais "l'air perdu" - non, je fouine le nez en l'air, à mon habitude - que nous n'aurions guère plus que quelques gouttes de pluie cet après-midi.

Le temps d'enfourcher le scooter et de remonter à Bercher, un déluge s'abat sur le Gros-de-Vaud et me cloue, gelé, sous l'auvent d'un garage pendant plus d'une heure. Je ne sens plus mes petits doigts sur la poignée des freins en rentrant.

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P.S: Le débat Infrarouge du 6 mai (RTS) portait sur les coûts de la crise économique due au COVID-19 mais aussi sur le prix d'une vie. En voici le lien:

https://www.rts.ch/play/tv/infrarouge/video/quel-est-le-cout-reel-du-confinement?id=11304489&fbclid=IwAR3a63E0ZhxQCtA726CW0h_vEiJ1bSKScJDVB_lGjheyQhZlGum4cnWRKdo

Dimanche 26 avril 2020. Photographies Leica M 10, objectifs de 50 et 35mm. 

© Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation

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