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Les drôles de vacances (33)

Prilly, 29 avril 2020, six heures du matin
Je pense à vous.
Les "non-indispensables".
A vous Antoinette, la libraire de Payot au crâne presque rasé sur lequel, j'avoue, me vient parfois envie de passer la main pour sentir l'effet papier de verre dans ma paume et voir la tête que vous feriez. Je suis presque sûr que, passée la surprise initiale, vous ririez. Vous, qui m'observez à travers vos lunettes rondes, sentez si je suis dans un jour "sans", promenant mon envie engluée entre les rayons, un jour "avec", fondant comme un oiseau de proie sur quatre ou cinq livres d'un coup, ou un jour "entre-deux". Un de ces jours où vous avez su me conseiller d'un sourire la découverte de Goliarda Sapienza.
A vous, le barman de l'EJMA, où il m'arrive de me poser entre midi et quatorze heures avec une bière et un pâté à la viande pour découvrir un combo d'élèves jazzeux, émerveillé à chaque fois par leur technique et leur générosité.
A vous Alexandre au visage lumineux, qui improvisez des jam-sessions avec les invités de l'Esprit Frappeur.
A vous, l'ouvreuse de l'Orchestre de Chambre de Lausanne, probablement étudiante, peut-être violoncelliste vous-même que j'écouterai un jour sur la grand-scène.
A vous, Anne-Lise et Catherine, qui avez mené un duo si drôlement désespéré autour de l'écrivain Henri Roorda dans la salle de quartier de Sous-Gare.
A vous, les bénévoles des Jeux olympiques de la Jeunesse 2020, qui avez préparé les portions de gruyère et les tasses de thé réchauffant mes doigts quand je rechargeait mon Rolleiflex au bord des pistes de ski.
A vous, les jeunes organisateurs des manifestations pour le climat.
A vous, Robert du Petit Central, son frère Marc de la librairie-galerie Univers, la serveuse du Milan, et de tous les cafés où je tire ma clope matinale en regardant les passants.
A vous qui m'ouvrez tout grand les portes du TKM, de L'Oriental, de l'Octogone, de la Salle Paderewski...
Aux musiciens de rue.
A vous, Mathieu, qui nous aviez concocté un si beau programme de musiques du monde au Café du Raisin de Bussigny, annulé en dernière minute.
A vous, qui animez des écoles de danse et de musique. Souvenons-nous du conseil de Daniele Finzi-Pasca quand les feux de la dernière Fête des Vignerons se sont éteints: "N'attendez pas vingt-cinq ans pour danser!"
A vous, Carole, aux textes d'amour que vous proposez aux apprentis de l'EPSIC.
A vous la "médiatrice culturelle" du nouveau Musée des Beaux-Arts qui m'avez finement fait redécouvrir sa collection.
A vous qui organisez des girons de jeunesse, une rencontre d'artisans-forgerons à Vallorbe, une fête de village.
A vous les bénévoles passionnés qui avez monté la belle exposition de photographies Arcoop à Genève.
A vous tous, dont les autorités de ce pays ne parlent pas. Certain(e) d'entre vous pourront reprendre leur travail le 11 mai - après les tatoueurs et les ongleries, jugés plus indispensables que vous - d'autres le 8 juin; la plupart ne savent pas encore quand.
Des messieurs graves nous avertissent chaque jour qu'ils ne faut pas compter sur des rassemblements publics avant l'automne, voire la fin de l'été 2021 pour les "grands événements".
A l'occasion de cette crise, vous toutes et vous tous qui travaillez, contribuez à l'âme de nos sociétés humaines - la culture - avez été gaillardement dépossédés de ce mot et rangés dans une catégorie fourre-tout: "industrie de l'événementiel". La décoration sur le gâteau. Mettez donc vos archives sur internet, cela nous aidera à passer le temps.
Vous n'êtes ni Migros ni Coop, vous ne produisez rien qui se mange, vous ne prêtez pas d'argent comme les banques; vous en coûtez, vous ne soignez pas les gens - du moins dans les paramètres mesurables en pulsations/minute, tension ou taux de cholestérol. Vous ne nous transportez qu'au sens figuré du terme. Vous ne livrez pas de paquets, de pétrole ou d'électricité. Vous ne débarrassez pas d'ordures, ne construisez ni routes, ni maisons.
Vous êtes les cigales, les non-indispensables.
Les autorités ne vous ont pas complètement oubliés. Leurs subventions seront maintenues, du moins on l'espère car les demandes d'aides surgissent de partout. Quelques dizaines de millions supplémentaires ont été prévus ci et là pour vous aider à ne pas crever de faim. On vous aime bien, du même amour protecteur et infantilisant qui entoure "nos" aînés si fragiles. On vous aime bien mais on ne vous prend pas vraiment au sérieux.
Ce n'est pas nouveau. Ce qui l'est, c'est la soudaine chape de silence qui s'est abattue sur vous. Raison sanitaire supérieure.
Que puis-je y faire, rangé moi-même dans la catégorie des vieux, des non-indispensables à risques?
Rien. Sinon vous dire que je vous aime, et que vous me manquez. Que la vie sans vous est comme une cuisine sans sel et sans condiments, une nuit sans rêves, un ciel sans étoiles, un avenir sans promesses.
Vous m'êtes indispensables, à moi. Vous êtes ma nourriture, ma maison, mes voyages immobiles. Votre musique, vos danses, vos répliques me sont aussi nécessaires que l'air un peu plus pur que nous respirons depuis quelques semaines. Vous êtes la rencontre, la découverte.
La vie sans vous n'est que survie.
Avez-vous noté l'expression couramment utilisée pour signaler qu'un courant a passé, qu'une émotion a été partagée? On dit: "cela m'a touché". Toucher. Etre en contact, éprouver des sensations communes... Le contraire de la dictature hygiéniste dont certains voudraient nous faire croire qu'elle va devenir peu ou prou la nouvelle norme.
Il a plu, enfin. Dans ces perles d'argent, je veux deviner votre prochain retour.
A bientôt !