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Frisbee




Depuis le début de la pandémie, je m'étais refusé à le faire: de la photographie de rue avec des gens masqués. Geste dérisoire de résistance face aux contraintes répétitives, souvent absurdes et parfois inadmissibles imposées par les autorités. Parce que j'en avais assez aussi de voir ces mêmes images prises à Chicago, Düsseldorf, Manille ou Tunis. Jamais le monde barré d'un bout de tissu n'a paru si homogène, ennuyeux. Tout au plus m'étais-je promené un samedi matin dans Lausanne déserte, quand le marché avait été supprimé lors du premier semi-confinement. Cette étrangeté silencieuse avait quelque chose de neuf.
Soyons positifs: le marché a échappé au deuxième semi-confinement en vigueur depuis début décembre 2019. Comme un peu partout, la ville vivote, zigzague entre les plaques de neige fondante, les barrières métalliques gérant le flux des clients. "On fait avec" est devenue la formule standard de politesse au stand du boucher ou du fromager.
Faire avec, c'est bien le risque. S'habituer, se résigner au "traçage" (désignation polie de la surveillance généralisée), à la quasi interdiction des contacts sociaux, aux décisions arbitraires. Pourquoi les librairies, auxquelles est refusé le statut de "première nécessité", sont-elles fermées, tout comme le petit musée dont j'étais quasiment le seul visiteur il y a trois semaines, alors que les salons de tatouage, les vendeurs de cosmétiques et brico-centres sont ouverts ? Pourquoi la vie culturelle est-elle à l'arrêt depuis des mois tandis que tout est fait pour maintenir ouvertes les pistes de ski ?
Cette pandémie sert de test, ce n'est pas être complotiste que de le constater. Test de flicage à grande échelle, de restriction des libertés au nom de la protection du système (de santé ou autre), hiérarchisation des besoins considérés comme prioritaires ou non, déresponsabilisation générale. Qui décide de ce qui est essentiel? L'autre jour, un journaliste a osé insister auprès de l'Office fédéral de la santé publique pour avoir une vraie réponse sur les librairies, après qu'on lui eut dit que ces décisions avaient été prises "après consultations" - on l'espère !!... Le porte-parole de l'OFSP a admis publiquement qu'AUCUNE donnée épidémiologique ne justifiait cette fermeture. L'Etat veut envoyer à la population le "signal" qu'elle doit restreindre ses sorties, alors il frappe là où la résistance est moindre: la culture. Alain Berset, ministre de la santé ET de la culture, qui aime bien se faire prendre en photo au festival de Locarno, entrera dans l'histoire comme le chef de département qui s'est assis sur ce qu'il était sensé défendre.
" Quel mécanisme mental et collectif conduit à la docilité, à l'acceptation d’à peu près tout ? Cette envie même de réclamer plus et plus d’ukases ? se demande mon ex-collègue Jacques Pilet, avec qui j'échange mes impressions pendant ces mois. La peur, sans doute, mais pas que. Comme une fascination pour une soudaine autorité ferme après des temps de pouvoirs mous. "
La démocratie, dont on nous a appris à l'école qu'elle serait une sorte d'aboutissement logique et inéluctable du progrès humain, se révèle fragile en ce début de XXIe siècle. Les deux tiers environ de la population mondiale vit sous des régimes autoritaires, le reste "fait avec". Les États-Unis n'ont pas réélu Trump et feignent de découvrir que des centaines de milices armées réunissant, entre autres, 15 à 20 000 vétérans de l'armée, selon le New York Times, véhiculent les théories les plus farfelues et une nostalgie néo-nazie.
La première des images ci-dessus montre un homme en short vert, un sac plastique suspendu à son cou. Je ne le connaissais pas, il est ce qu'on désigne communément comme un "simple d'esprit", souriant, dans son monde. Il jetait avec vigueur sur les pavés de la Riponne un frisbee rouge qui a roulé jusqu'au stand d'un vendeur d'épices indien, désert à ce moment-là. Le vendeur, fâché, lui a intimé sans ménagement de venir rechercher son bout de plastique. Je me suis dirigé vers le joueur de frisbee et lui ai demandé s'il n'avait pas froid. "Pas du tout, a-t-il répondu en riant. Il y a trente ans déjà, quand je faisais du boguet (vélomoteur), j'étais toujours habillé comme ça." Il m'a demandé quelques sous, expliquant que son tuteur lui serre les cordons de la bourse. Puis j'ai pris le frisbee et le lui ai lancé. J'ai constaté qu'il le maîtrisait fort bien, connaissait même figures raffinées. Simplement, il n'avait personne pour jouer avec lui. Nous avons échangé des passes pendant quelques minutes, puis je l'ai salué. "Merci, bonne année!" a-t-il lancé.
Je me suis dit que la photographie sert au moins à cela: improviser une partie de frisbee dans une ville dont la majorité des habitants se contentent de "faire avec". Les visages masqués que je photographiais ne sont au fond pas très différents de ce qu'ils expriment d'habitude. La pandémie nous renvoie à nos ressources intimes. Celles des simples d'esprit paraissent plus solides.
Lausanne, 20 janvier 2021. Fuji X100V
© Jean-Claude Péclet 2020. Reproduction soumise à autorisation.