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Sauver le Système

Cela paraît loin. Mars 2020. A neuf heures du soir tapantes, les gens sortaient sur leur balcon pour applaudir. Les infirmières, admirables. Les vendeuses, courageuses. Les ouvriers sur les chantiers, les éboueurs sur leur camion. Tous ces gens mal payés qu'on feignait de découvrir indispensables. Fidèles au poste, ils continuaient de faire tourner la machine tandis que, poussés au télétravail ou confinés, d'autres avaient les yeux rivés sur la courbe des contaminés, des morts.

 

Les textos pleuvaient: "Prends soin de toi". Prenons soin de nous.

 

Dès le 16 mars, j'ai cessé d'applaudir, agacé par une empathie dont le psychologue Paul Bloom souligne les dérives.

 

"Le virus et son côté « tirons tous à la même corde ! » nous emmène vers une société de cocooning, vertueuse par nécessité, dotée d'une sorte de revenu minimum garanti en échange d'un fort contrôle social", notais-je alors sur ce blog.

Sept mois plus tard, certaines vendeuses ont reçu une prime, modeste. Les infirmières, en sous-effectifs chroniques, restent surchargées de travail. Toujours fidèles au poste, les ouvriers éventrent la route près de chez moi, pour la troisième fois en un an: les égouts en mode séparatif; ou la fibre optique; ou une amenée d'eau ? Je ne sais plus. 

 

La fortune des plus riches a encore augmenté depuis le début de la crise du coronavirus. Bref, le train-train.

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Enfin, pas tout-à-fait. Alors que l'été et la semi-liberté accordée permettaient d'espérer le retour progressif des contacts sociaux, l'automne déchante méchamment. La courbe des contaminations reprend l'ascenseur; celle des hospitalisations, beaucoup moins; celle des décès, presque pas. Les experts enchaînent les discours discordants sur fond de crainte pour des centaines de milliers de commerces, d'hôtels ou d'employés de "l'événementiel" réduits au chômage ou au demi-chômage, d'angoisse et de précarité pour des millions de pauvres. Dans le public, une guerre de religion se développe entre les prudents qui soutiennent les mesures sanitaires, voire en réclament davantage, et ceux pour qui elles représentent la vraie menace pour des pans entiers de l'économie - et plus largement les rapports humains. Envolée, la belle solidarité printanière.

Celle-ci reposait sur une injonction dont le fondement m'a immédiatement interpellé. Il fallait à tout prix sauver le système. En l'occurrence: le système hospitalier dont on ne savait pas s'il résisterait à l'afflux de patients "covidiens" aux soins intensifs.

 

La santé est notre bien le plus précieux - les voeux d'anniversaire et de Nouvel-An en témoignent à l'envi - mais souvenons-nous des conseils que prodiguait, entre autres, le CHUV en mars: nous devions éviter de nous promener, même seuls, dans la nature parce qu'en cas de chute, de jambe cassée, nous encombrerions les urgences. Un malheur est si vite arrivé...

Depuis, on a appris deux ou trois choses sur cette pandémie. Même dans la phase initiale, où l'on intubait à tout-va (avec, parfois, plus d'effets dommageables que positifs, semble-t-il), JAMAIS les hôpitaux suisses, plus adaptables qu'on ne l'imaginait, n'ont atteint, même approché le point de rupture. Des médecins alarmistes ont alors déclaré que les patients souffrant d'autres maladies, contraints d'attendre une intervention, allaient en payer le prix. Cela reste à prouver.

 

Le serait-ce qu'il faudrait encore soupeser ces dégâts face aux ravages psychologiques que provoque la perte d'auto-détermination provoquée par le carcan sanitaire qui isole l'individu. Un quart des jeunes Suisses souffrent de peur et d'états dépressifs à cause de l'inquiétude suscitée  - entretenue? - autour du Covid-19, écrit le Tages Anzeiger.

En Suisse, et apparemment dans d'autres pays, un décès sur deux dû au virus (le plus souvent lié à d'autres pathologies) a été enregistré dans des homes pour personnes âgées, ce dont les autorités ne se sont pas vantées. Il a fallu que la presse soulève le lièvre pour qu'elles abordent la question, à reculons. Le confinement tue plus sûrement que tout le reste, mais on encourage la population à mettre des masques dans la rue. 

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Un état de délire ne surgit pas d'un coup. Il se manifeste progressivement insidieusement, par des signes imperceptibles, d'apparence anodine. Cela est encore plus vrai pour les états de délire collectif.

Notre société hyper-organisée et hyper-connectée vient d'inventer, illuminée par le Covid-19, une nouvelle profession: "traceur". C'est-à-dire une sorte de flic chargé de traquer les "cas positifs" et de les mettre en quarantaine. 

Tout cela pour notre bien, évidemment.

Désormais, avant de boire un café sur une terrasse, il faut dégainer son téléphone portable et s'enregistrer à l'aide d'un code électronique ou inscrire son nom et son numéro sur une feuille. Idem au concert, au match. Si ce n'est pas encore en fonction, cela va venir.

Tout cela pour enrayer la pandémie et protéger le système, bien entendu.

Que les traceurs soient débordés à partir de quelques dizaines de cas déjà n'est pas un problème: on en engagera davantage. Que l'application Swiss Covid soit défaillante et incapable de mesurer sa propre efficacité importe peu: la télécharger est un acte civique.

Vous rechignez ? Vous voilà taxé de "corona-sceptique". Notez, j'y reviendrai, que ce néologisme dérive d'un autre dont l'usage s'est répandu ces dernières années: "climato-sceptique".

Vous exprimez votre réticence face à cette nouvelle couche de contrôle sur votre vie privée ? Hypocrite que vous êtes ! N'avez-vous pas déjà révélé des secrets bien plus intimes à Facebook, Google et consorts ? Et ne venez pas dire que ces données ont été prélevées à votre insu, faux naïf que vous êtes. Vous deviez savoir que rien n'est gratuit dans la vie.

 

La Père Noël n'existe pas. Ou plutôt: il est occupé à sauver le système.

Après la "distance sociale" - au fait, qui a inventé cet autre néologisme, auquel on aurait dû préférer celui de "distance sanitaire" ? -, l'épidémie impose le contrôle social. 

Pour notre bien à tous, vous dit-on ! Provisoirement bien sûr, jusqu'à un vaccin efficace; jusqu'à ce que le Conseil fédéral ait décrété la fin de la pandémie - sur quels critères, on n'en sait rien; jusqu'à ce que ne soit plus "nécessaire" selon le mot du ministre socialiste qui se croyait drôle. Pendant ce provisoire, on aura accumulé une expérience utile en matière de contrôle social pour la prochaine occasion, qui ne manquera pas de se présenter. D'ici là, les gens se seront habitués, seuls quelques grincheux protesteront encore.

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Pierre-Yves Maillard, politicien de bon sens, a rappelé cette vérité toute simple: "On ne peut pas faire comme si la Suisse ne vivait que pour la santé de ses citoyens". Dans l'interview donnée au Temps, il admet avoir commis une erreur quand, ministre vaudois de la santé en pleine grippe aviaire, il avait cédé aux injonctions de l'OMS et acheté des stocks de Tamiflu qui ont surtout servi à gonfler les profits de Roche. "Il y a des zones grises, constate-t-il. Il faut arrêter de croire que les intérêts particuliers ne sont pas à l’œuvre dans cette pandémie. Raison pour laquelle il faut que la dialectique démocratique perdure. Il faut entendre les voix discordantes, sans crier au complotisme pour autant. Que ce soit celles de scientifiques et médecins critiques ou celle du philosophe André Comte-Sponville qui met en garde contre le sacrifice de la jeunesse."

Pierre-Yves Maillard ajoute quelque chose de plus fondamental: "Cette crise renforce une tendance lourde. Celle qui nous tient toujours plus à distance les uns des autres. Les GAFA nous revendent sur écran l’amitié, la séduction, les socialisations dont nous jouissions gratuitement et entre nous. Je crois au contraire qu’il est bon d’apprendre en regardant un professeur dans les yeux, de se séduire face à face, de se réunir pour travailler ou militer. Aujourd’hui, des mesures de prudence sont nécessaires. Mais les crises imposent leurs normes. Et ce qui est commun aux crises actuelles, c’est de considérer l’être humain comme une nuisance. C’était déjà le cas pour le climat. Désormais, les interactions humaines deviennent des vices en termes de santé publique (c'est moi qui souligne)On moralise, on dit: «Si le virus revient, c’est notre faute ou celle des jeunes ou des voisins.» Le moment venu, il faudra résister à cette «nouvelle normalité».

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Aïe ! Mettre dans le même sac une pandémie et la cause sacrée du climat ? Et pourquoi pas ?

Une partie du courant écologiste nous entraîne elle aussi vers un monde dont les dernières recommandations du WWF sur sa plateforme "Planet Based Diets" donnent une idée chiffrée, précise: limitation de la consommation de viande à 100 grammes par... semaine, réduction des deux tiers pour les produits laitiers consommés par les Suisses.

Cela pour préserver la planète, cela va de soi, en particulier la biodiversité menacée.

 

Il faut sauver Gaia, le système "Terre". Cause sacrée entre toutes, plus encore que celle de la santé publique !

Peu importe que sur ce système-là, et comment il interagit avec l'Homme, nous en sachions encore moins que sur le virus. Certains portent la Foi comme une baudruche bourrée de certitudes.

Une cuisse de poulet ? Passe encore pour aujourd'hui, mais après, tu mangeras pendant cinq jours des bio-granulés à base d'algues parfumées au succédané de saumon écossais dans les emballages recyclables certifiés par Nestlé, avec les tomates du potager participatif de ton quartier.

Coeurs purs...

Dans "Les Dieux ont Soif", Anatole France raconte le destin funeste du brave et un peu con Evariste Gamelin, avalé par la Révolution française, sincère jusqu'à la guillotine. "Il fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se trompe jamais; il fallait juger avec le coeur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes de Jean-Jacques:

- Homme vertueux, inspire-moi avec l'amour des hommes, l'ardeur de les régénérer !"

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La Révolution de 1789, soulèvement légitime des exclus, s'est muée en un système de Terreur qu'il fallait défendre à tout prix, contre ses ennemis intérieurs extérieurs. On coupa des têtes à la chaîne pour couronner dix ans plus tard celle d'un empereur. Les inégalités, relève Thomas Piketty dans son dernier livre, s'affichèrent de plus belle dans les décennies qui suivirent, jusqu'à la première guerre mondiale.

Heureusement, les systèmes contemporains sont moins violents que celui-là, plus proches du "Meilleur des Mondes" que de "1984", plus confortables à vivre. Plus pernicieux aussi dans la mesure où leur complexité grandissante engendre deux réactions découlant l'une et l'autre d'un sentiment d'impuissance et aussi dommageables l'une que l'autre: le dogmatisme ou le relativisme, comme le relève Jonas Follonier dans son excellent "Eloge du scepticisme" publié par le site "Bon Pour la Tête".

La Suisse, où fleurissent confort et obéissance, est plus encline que d'autres à multiplier les systèmes, à les ériger au-dessus de tout. Voyez l'assurance-maladie. Au nom de la stabilité du système, les assureurs ont accumulé des réserves financières gigantesques tandis que les assurés aux abois n'arrivent plus à payer leurs primes. J'ai assisté à des conférences de presse au cours desquels les conseillers et fonctionnaires fédéraux chargés d'en contrôler l'équité n'avaient qu'une priorité à la bouche: la solidité du système.

Puisqu'on parle du climat, quelqu'un a-t-il compris comment fonctionnera l'usine à gaz qu'est la loi sur le CO2 récemment adoptée par le Parlement suisse ? Face au lobbying des uns et des autres, les députés ont imaginé un système où - c'est devenu une habitude - on mélange des pommes et des poires, où la seule certitude du citoyen réside dans la taxe qu'il paiera, sa redistribution faisant l'objet d'arrangements et de calculs byzantins. D'où la tentation de tout rejeter, à droite comme pour les activistes du climat.

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Tout cela pour notre bien, encore une fois.

Qui, au fait, définit ce qu'est "notre bien" ? Les élus, les élites, le magma incandescent des réseaux sociaux ?

Journaliste retraité, indécrottable flâneur, je m'intéresse à l'urbanisme, aux signes qu'il crée dans le paysage, dans la ville surtout. Et à ceux qu'il tue. J'habite une banlieue, l'Ouest lausannois, promise à un bel avenir densifié, promettent les urbanistes. Transports publics à foison, places conviviales, espaces de co-working, buvettes branchées et terrains de jeux garantis poussetto-compatibles. C'est là que ça va vibrer, tonnerre de Brest.

Ayant grandi dans cette même banlieue quand elle n'était qu'ouvrière et négligée, je me targue d'une certaine profondeur historique pour en ressentir l'évolution. Celle-ci ne me dérange pas, je n'ai jamais été un adepte du "c'était mieux avant". A vrai dire, je suis même plutôt fier que la rencontre des hautes écoles et de la Renens populaire, que j'attendais depuis trente ans, commence enfin à se concrétiser, fût-ce par un côtoiement plus que par une fusion.

 

En attendant, j'observe et photographie. L'autre jour, c'était autour du "Rayon vert", une grande passerelle métallique qui créera un nouvel accès aux quais de la gare de Renens, renforçant le lien entre le nord et le sud des voies ainsi que le système des transports publics. Les "axes forts", en jargon urbanistique.

En soi, l'objet est élégant. Bien sûr, tout est en chantier pour l'instant, il faudra attendre la fin, la verdure en pots ou (plus rare) en pleine terre pour juger du résultat. Rentré chez moi, j'ai comparé les images numériques que je venais de faire à quelques tirages argentiques de photos prises au centre de Renens en 1978. 

Les êtres humains m'ont paru rapetissés.

Je publie ci-dessous, côte à côte, les deux séries pour que chacun se fasse son idée. Je ne légende pas les photos, sauf deux. la première montre un monsieur juché sur un bac en béton lisant son discours lors de l'inauguration de la rue Neuve à Renens. Il s'agit du syndic Richard Naegele, récemment décédé, avec qui je m'étais puissamment pris de bec à l'époque. Paix à ses cendres, je dédie l'image à sa fille Edith que je salue au passage. La seconde, le monsieur à lunettes devant un bric-à-brac, est Matthey père, qui bricolait dans son atelier à côté de la Mèbre 8, maison où j'habitais - et du tas de sable ou, avec deux copains, nous façonnions des rigoles pour y pousser de l'index des balles de ping-pong peintes aux couleurs des coureurs du Tour de France.

L'être humain a besoin de recoins, de terrains vagues et de cafés pour y cultiver l'insouciance et l'esprit collectif. Et de moins de slogans officiels sur l'avenir radieux que l'on construit pour lui.

Désapprenons à vénérer les systèmes.

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© Jean-Claude Péclet 2020. Reproduction soumise à autorisation

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