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Josette

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Appelons cela une légère crise de vocation.

Pourquoi photographier, faire encore des images ?

L'approche dite humaniste, ce qu'il en reste, consiste peut-être à laisser son appareil à la maison et à discuter autour d'une bière dans une brasserie du Locle avec mon ami Jean-Marie.

Nous sortions du Musée des Beaux-Arts de cette ville qui expose en ce moment « The new black vanguard ». À défaut d'être créatif, m'étais-je dit, allons voir la génération qui l'est.

 

« Les mots me manquent pour dire les émotions ressenties », écrit un.e visiteur.x.euse - pardon pour ce vilain gag sur le langage inclusif. Je n'ai rien su mettre sur le livre d'or, pour la raison inverse. Le flux de portraits, bien mis en scène, techniquement impressionnants, ne me laisse aucun sentiment particulier. Si: une certaine admiration pour le travail sophistiqué de Namsa Leuba, découvert à Arles l'été passé. Pour le reste, rien. Ce n'est pas une critique, juste un constat.

 

L'exposition aurait pu s'intituler « la nouvelle avant-garde des écoles de photo afro-états-uniennes » - anglo-saxonnes, en tout cas, la plupart des artistes sortant de ce moule pour se fondre ensuite dans celui de la mode. D'un résumé d'intention à l'autre, le discours se dévide sans surprise, répétitif : on y "questionne" sans relâche la fluidité des genres, l'identité (celle imposée par les autres, surtout); on y affirme, ou détourne, l'individu "racisé", terme dont j'ai beau retourner les définitions dans tous les sens, sans parvenir à saisir ce qu'il recouvre vraiment.

 

Les regards pourraient être provocateurs mais ne le sont pas vraiment, les poses étudiées s'emmêlant au deuxième ou troisième degré, en corde raide sur le fil de l'ennui. Une vitrine aux couleurs passées rappelle qu'il fut une époque où « black is beautiful » exprimait un message politique contre l'exploitation du stéréotype noir, l'exploitation des noirs tout court. Tempi passati. De Lagos à Londres en passant par Los Angeles et l'ECAL de Renens, l'idôlatrie du nombril a pris le dessus. Cela tombe bien car la jeunesse submergée d'introspection a quelques moyens financiers – à Nairobi et au Cap aussi – pour exprimer sa quête identitaire en habits et colifichets hauts en couleurs, raison pour laquelle les magazines Vogue & Co accueillent à bras ouverts cette nouvelle avant-garde qui huile si bien les vieux rouages du consumérisme.

 

Ces vagues pensées clapotaient au fond de mon verre de bière quand Jean-Marie m'a tiré de ma rêverie: «Passons chercher Josette, puis nous grignoterons quelque chose au viet-namien avant de nous rendre au vernissage de Nadia et Mohsen ».

 

J'avais rencontré Josette il y a longtemps, quand Jean-Marie et moi organisions des stages de gomme bichromatée pour les amateurs de procédés anciens. Veuve depuis six mois, Josette se sent parfois seule, c'est normal. Elle s'est assise en face de moi sous les néons blafards du viet-namien où nous mangions le plus proprement possible notre soupe de nouilles et raviolis. En une demie-heure, j'ai fait le tour du monde avec elle.

 

Elle a rencontré son mari en Inde, où ils occupaient de lépreux qui travaillaient aussi hardiment, sinon plus que des individus épargnés par la maladie. Elle a vécu en Australie. Elle a pris le transsibérien dans les années 70, quand seuls de rares et patients Occidentaux affrontaient le parcours d'obstacles soviétique. Elle a goûté aux dattes juteuses d'Egypte. Parlez-lui d'une région du monde, il y a peu de chances que celle-ci n'éveille un souvenir dans son esprit vif. Quand elle est à La Chaux-de-Fonds, elle écoute régulièrement des concerts dans cette salle où les meilleurs musiciens du monde viennent parfois enregistrer, tant l'acoustique en est satisfaisante. On ne révélera pas son âge, bien sûr, mais Josette a vécu assez longtemps pour voir Ernest Ansermet diriger l'orchestre dans ce lieu magique.

 

Le bol de soupe avalé, notre trio est allé voir, dans un des ces improbables ateliers chaux-de-fonniers transformés en galerie, les photographies de Nadia Vuilleumier, qui projetait une sélection d'images poétiques - une buée de sensations personnelles – sur un voile de soie venu d'Iran, comme son mari Mohsen. J'ai observé Josette se mêler aux groupes, mémoire et verbe en éveil, extrayant les anecdotes de sa besace. Fine, malicieuse, généreuse. J'avais pris, à tout hasard, un Leica numérique avec moi, j'ai fait quelques portraits d'elle « à la sauvette ».

Pourquoi photographie-t-on ? Pour se souvenir, quand souffle la bise, d'un regard comme le sien.

La Chaux-de-Fonds, 22 février 2022. Leica M10 Monochrom, apo-Summicron 50mm. f2

© Jean-Claude Péclet, 2022. Reproduction soumise à autorisation 

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