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Les drôles de vacances (2)

J'ai désobéi. Samedi, Wendy et moi sommes allés faire nos courses au marché. A plus de 65 ans, je n'aurais pas dû, la conseillère d’État Rebecca Ruiz sermonne, dans une interview à 24 Heures, les gens de mon acabit : restez chez vous ! Au marché nous nous sommes d'ailleurs disputés avec Wendy, qui m'a fait deux remarques du genre « pas comme ça, Jean-Claude ! ». Je ne l'ai pas supporté. « J'en ai marre ! », lui ai-je lancé. « Viens ici, il faut qu'on parle », a-t-elle dit. « Pas si tu me parles comme à un chien ». Elle est rentrée de son côté, quand je suis arrivé, elle se préparait à monter au chalet de son amie Marianne. Je suis sorti, elle n'était plus là quand je suis rentré. Double confinement. Cette brusque montée de colère est-elle due à la tension générale ? Peut-être, je ne sais pas. Ces temps, pour des raisons personnelles, j'accepte beaucoup moins de me sentir infantilisé, jugé - même quand le jugement se justifie.

 

Comme un prisonnier – de luxe, en l'occurrence – dont la porte de la cellule se referme, on prend conscience soudain que l'espace se rétrécit autour de soi. Bien sûr, on peut passer sa colère sur les autres, observer en grinçant les dents qu'un collègue de Rebecca Ruiz, le conseiller d’État vaudois Philippe Leuba, affirmait au Téléjournal il y a quelque jours qu'on s'énerve pour pas grand-chose, une mauvaise grippe qui se traite « avec quelques Dafalgan ». Ou ironiser sur la présidente du Conseil National Isabelle Moret assurant dimanche matin à la radio que la troisième semaine de session parlementaire sera maintenue car les députés sont des travailleurs comme les autres... cela quelques heures avant que les présidents de groupes décident d'annuler la session pour cause de virus!

 

Incohérences. Mais quel décideur n'en montre pas face à un événement aussi rare ? Je pense au gouvernement anglais qui, à l'image du nouveau premier ministre Boris Johnson et de son tempérament « nous, on ne fait rien comme les autres », a suivi jusqu'ici une stratégie consistant à laisser se propager l'épidémie en protégeant, sur le papier du moins, les plus faibles, car de toutes façons les trois quarts de la population finiront par être infectés et développeront ainsi des anticorps avant le deuxième vague (hypothétique pour l'instant).

 

Cette mentalité « même pas peur ! » sans doute inspirée du "Blitz" et de Churchill ("du sang et des larmes...") ne convainc pas. Les supermarchés britanniques sont pillés comme ailleurs, et tandis que le nombre de cas explose au Royaume-Uni aussi, un doute s'y installe. Le Guardian révèle un rapport officiel montrant que le nombre d'hospitalisés pourrait monter à plus de 7 millions de personnes et celui des morts à plus de 300 000. On repense aussi aux propos de la chancelière allemande Angela Merkel annonçant jeudi dernier que deux tiers de la population seront vraisemblablement touchés, alors que les Länder se disputent sur les mesures à prendre. Un ministre singapourien met à l'index la Grande-Bretagne et la Suisse pour la faiblesse de leurs mesures. Le Conseil fédéral et le Conseil d’État se réunissent en urgence et attendent pour communiquer ? Qui a raison, nous cacherait-on des choses ?

 

Plus que l’incohérence, l’hypocrisie dérange, ainsi celle des hommes politiques qui n’ont pas de mots assez fleuris pour louer devant les micros l’engagement du personnel soignant alors que les mêmes combattaient son renforcement il y a peu encore, ou ont activement démantelé le système sanitaire, comme Trump. Christophe Passer écrit une chronique mordante et bien sentie à ce sujet dans Le Matin Dimanche.

 

En vingt-quatre heures, l’État d'esprit a basculé. Mon fils Vincent vient me voir avec un masque, son frère Kevin trouve que « je tousse davantage ». La population n'est plus seulement résignée à la quarantaine, elle la réclame. L'entrepreneur Toto Morand, chantre du petit commerce et candidat malheureux au Conseil d’État, s'impatiente sur Facebook : Quand le canton décrétera-t-il enfin la fermeture des commerces, sauf ceux de première nécessité ? De toutes façons ils sont presque déserts, une mesure venue d'en haut donnera au moins droit au chômage partiel, permettra de négocier certaines factures ou retards de paiements, des aides dont il reste encore à préciser les modalités.

 

L’État !

 

Le 4 mars, dix jours avant que la crise sanitaire ne s'accélère, j'avais été frappé par le besoin d’État fort qu'elle révèle. Voici ce que j'écrivais sur Facebook:

 

"Dimanche dernier (1er mars), je persiflais la prudence paranoïaque d'un ami qui refusait de me serrer la main, virus oblige. Lundi, c'était devenu une recommandation officielle de la Confédération. Mardi, la vice-directrice du Musée de l'appareil photo à Vevey l'appliquait à la lettre sur le conseil appuyé de son supérieur...

La crise du coronavirus est riche d'enseignements sur le fonctionnement de nos sociétés.

1. Aux ordres! Résignés, goguenards ou inquiets, nous modifions très vite les comportements les plus profondément ancrés en nous quand une autorité reconnue nous l'enjoint. En l'occurrence, l'Etat. Ce n'est pas nouveau, souvenez-vous de l'interdiction de fumer dans les trains: on s'attendait à une levée de boucliers, c'est passé sans accroc. Il y a là une leçon (positive) à retenir en ce qui concerne le climat et l'environnement. Quand les politiciens se décident à prendre leurs responsabilités, les choses peuvent bouger très vite.

2. A l'aide! Le canton de Vaud (entre autres) qui aime tant vanter son dynamisme et la solidité de son économie diversifiée découvre sa fragilité avec une stupéfaction partiellement feinte. Eh oui, notre prospérité, nos salaires reposent de façon non négligeable sur cette économie-lierre que l'on baptise aujourd'hui: "secteur de l'événementiel". Artistes intermittents, sportifs, petites mains, organisateurs, sonorisateurs, metteurs en valeur de tout poil..., des dizaines de milliers de personnes réalisent que ce bien-être est la merci de peu de chose. 

La Suisse, on l'avait oublié, ne vit pas que de son génie industrieux mais aussi, de plus en plus, de sa capacité à distraire et à se distraire. Nice to have, mais pas vital. Et vers qui se tourne-t-on quand il faut brusquement annuler des dizaines d'événements? Vers l'Etat. L'organisateur du Tour de Romandie met son personnel au chômage (caisse publique) pour une période indéterminée, d'autres vont suivre. L'éditorialiste de "24 heures" réclame à hauts cris un fonds de secours (étatique) pour sortir de cette mouise (depuis, la Confédération a débloqué dix milliards de francs, sans compter les aides cantonales).


Il existe pourtant un système d'assurance (et même de réassurance) très sophistiqué pour gérer les risques exceptionnels (celui-ci, à y réfléchir, ne l'est d'ailleurs pas tant que cela). Mais voilà, ça coûte des sous, autant de moins pour la marge bénéficiaire. Alors qu'il y a l'Etat pour nous dépanner. Et la Fed, cette brave Fed américaine qui a déjà baissé son taux directeur pour relancer la machine...

3. Confiance. La bonne nouvelle dans tout cela, c'est que nous ne sommes pas en train de nous rejouer La Peste. Les nantis que nous sommes savons que nous risquons au pire (à moins d'être vieux et en petite santé) quelques jours d'hôpital, une quarantaine. Parce que notre système de santé fonctionne globalement bien, que les autorités nationales et internationales en font peut-être un peu beaucoup, mais mieux vaut ça que l'inverse, n'est-ce pas? Bref, l'Etat nous rassure. En particulier l'Etat totalitaire chinois, insupportable pour nombre d'entre nous, qui a pris les choses en mains avec détermination après un démarrage hésitant. La contagion semble ralentir dans le pays où elle a démarré, nous respirons mieux, l'Etat fonctionne, what else?

Ce qui n'empêche pas que dans l'idéologie dominante, l'Etat reste le Mal, synonyme de gaspillage d'inefficacité, de ronronnement autosatisfait. Au point que dans la théorie économique qui fait foi aujourd'hui, l'Etat ne peut créer de la richesse. Impossible, inconcevable. Les économistes comme Marianna Mazzucato qui s'appliquent à démontrer le contraire sont poliment écoutés mais restent marginaux.

Peut-être la crise du coronavirus, entre deux crises financières, est-elle en train de changer cette perception."

Je constate, dix jours après, que l'importance d'un Etat fonctionnel et déterminé devient un sujet central de discussion.

Voilà où j'en suis ce lundi matin 16 mars à 8 heures du matin, journée de lessive et de courses. Entrecoupées d'une sortie à vélo, de lecture, d'exercices de gymnastique ? La vie d'un retraité est privilégiée par rapport au reste de la population: il a déjà appris, plus ou moins bien, à organiser son temps, à s'occuper, à ralentir son activité. 

Mon ami Yves Lassueur, qui a à peu près le même âge que moi, m'écrit ceci:

" Pour l’immédiat, je m’étonne avec une certaine reconnaissance envers le monde extérieur, de voir que nous autres, personnes du 3ème âge, sommes considérés comme la classe la plus à plaindre car la plus menacée. En fait, je me vois, je NOUS vois comme des privilégiés. Nous n’avons rien d’autre à faire que de nous prémunir, quitte à devoir tant soit peu nous replier sur nous-mêmes. Franchement pas très difficile, alors que tous les autres sont sur pied de guerre pour régler leur vie quotidienne et trouver des adaptations. Les parents d’enfants, le corps médical bien sûr, les tenanciers d'établissements publics, nos collègues journalistes probablement, bref tous les actifs. Je suis touché par l’effort collectif que déploie la société pour nous protéger, nous, en priorité. Notre tâche à nous - rester peinards, même s’il s’agit de limiter provisoirement nos relations sociales - me paraît bien légère en regard de la leur."

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Ce matin, pressentant que les librairies, commerces décrétés "non essentiels", allaient fermer dès ce soir pour plusieurs semaines au minimum, je me suis rendu chez Payot acheter mon stock d'urgence: quatre recueils de poèmes. La queue aux caisses était longue, pas à cause du nombre de clients, mais parce que ceux qui s'étaient déplacés appliquaient spontanément la règle des deux mètres d'écart. Intéressant comme on se conforme vite à des exigences qui auraient parues farfelues il y a une semaine.

Mon rendez-vous au CHUV prévu pour mercredi a été supprimé. Mon amie Catherine annule celui que nous envisagions jeudi. Sur l'agenda électronique, les cases bleues disparaissent les unes après les autres. On a beau dire: le temps va être long.

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