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Vincent Kucholl au #48 (7)
Pour la septième fois, me voici "BTS Photographer" du livre que préparent les photographes veveysans Anne-Sophie et Benoît de Rous sur les dix ans de collaboration des humoristes Vincent Kucholl et Vincent Veillon. Dix années au cours desquelles "les deux Vincent" ont créé, à la radio d'abord puis à la télévision, plusieurs dizaines de personnages incarnant nos travers inconscients ou assumés, de la petite Suisse au vaste monde. Des sortes de fables de La Fontaine modernes, moins travaillées évidemment car axées sur la spontanéité, voire l'improvisation, certaines très drôles et d'autres moins, un témoignage ironique sur notre époque sans aucun doute.
Par leurs portraits soigneusement mis en scène, Anne-Sophie et Benoît immortalisent ces caricatures dans un univers qui tient à la fois du film noir américain - leur source d'inspiration visuelle - et d'un bataclan poétique à la Lewis Caroll. C'est le projet le plus ambitieux qu'ils aient géré jusqu'ici, il touche bientôt à son terme et aboutira en automne 2021 à la publication d'un livre contenant une soixantaine de portraits. La maquette est prometteuse.
Pour le septuagénaire que je suis, formé à l'école du journalisme et de la photographie classique, c'est un privilège que de voir travailler une nouvelle génération de créateurs. J'y reviens plus loin dans ce billet plus fourni que de coutume. Au fait, "BTS" signifie "behind the scenes". Je préfère me considérer comme une mouche qui essaie de se faire oublier et saisir au vol les moments marquants du processus.
Ce jeudi 22 avril 2021 est particulièrement bien indiqué pour cela, car la journée promet d'être longue et variée.
Tableau #1: Et si on appelait le 117 ?




Situé dans des locaux industriels derrière une barre d'immeubles "sixties" de l'avenue du Général-Guisan à Vevey (à quelques pas de ce qui fut mon premier logis indépendant de journaliste-stagiaire...) le studio #48 d'Anne-Sophie et Benoît présente un gros avantage: de grands espaces modulables et des monte-charge où entre, par exemple, une voiture de gendarmerie.
Briquée comme un sou neuf sous les projecteurs, elle est déjà en place quand j'arrive ce jeudi 22 avril à 10 heures 30. Dans la cour, David, un jeune gendarme, promène un berger allemand de sept ans qui répond au nom de Jango.
Moi: Django, comme le musicien ?
David: ... Ou le film, ça dépend des générations...
(et bing !)
David: ... Jango sans D.
Moi: ...
C'est lui la vedette de la matinée. L'idée est de photographier Vincent Kucholl en "adjudant Bruce Graber" (avec uniforme et badge, bien sûr) assis sur le siège passager de la voiture, croquant à belles dents un taillé aux greubons - une spécialité vaudoise - tandis qu'à ses côtés, Jango est au volant.
On imagine les défis d'une telle mise en scène. D'abord recréer en plein jour les lumières nocturnes, faites de flashes bleus et rouges, d'une voiture de patrouille, tout en éclairant suffisamment l'homme et le chien. Et surtout les faire poser dans un habitacle restreint ! Mot d'ordre sur le plateau: tout le monde garde un calme olympien pendant les ajustements, ne pas parler fort, éviter tout ce qui peut exciter Jango, que son maître fait patienter avec une balle verte et des croquettes. Vincent Kucholl lui en donne aussi, histoire de faire connaissance. Mais il apparaît vite qu'il faudra photographier séparément "l'adjudant Graber" et son fidèle compagnon. Anne-Sophie et Benoît en seront quittes pour un "sandwich" sur Photoshop, c'est-à-dire une image composite où le comédien et le chien, photographiés séparément dans la voiture, seront rassemblés après coup.
Pour Vincent Kucholl, cela va vite. Il sait ce qu'il doit faire et croque dans son taillé aux greubons de manière à y ouvrir une cascade de miettes. Pour Jango, c'est un peu plus compliqué. David, son maître, se glisse sur le siège arrière en se baissant le plus possible pour ne pas apparaître sur l'image. La responsable de la communication de la gendarmerie attire l'attention du berger allemand depuis l'avant du pare-brise avec la balle verte. Encore deux croquettes et moteur ! Au début, Jango trouve cela un peu déroutant mais plutôt amusant, s'agite sur le siège. Ce n'est pas tout-à-fait la bonne position. Et puis au bout d'une minute, miracle: il met la patte sur le volant, regardant bien droit vers l'avant.
C'est dans la boîte. Soulagement général, on regarde les images puis on libère vite Jango et David, qui s'en retournent vaquer à leur mission d'ordre public. "Merci, encore merci !". Au fait, comment fait-on pour mobiliser une voiture de gendarmerie, un chien policier et son maître ? Disons que quand on s'appelle Kucholl & Veillon, connus comme le loup blanc à la télé et sur les réseaux sociaux pour pratiquer un humour railleur, parfois corrosif mais aussi bienveillant, ça aide. Ce n'était pourtant pas gagné d'avance, il y a eu plusieurs discussions dans les étages de la gendarmerie, dit sa chargée de comm' tandis qu'Alex et Benoît démontent les projecteurs pour la séquence suivante et que la voiture roule à reculons dans le monte-charge.




Tableau #2: Bier, aber alkoholfrei


Retour dans la partie "intimiste" du studio pour le deuxième personnage, Jürgen Reiniken, grand amateur d'Oktoberfest. Midi approche, mais il est prudent, au milieu d'une longue journée de travail, de remplir le bock d'une bière sans alcool. Cette mise en scène est relativement simple: six tonneaux sur lesquels Vincent Kucholl s'assied prudemment pour ne pas faire dégringoler la pyramide métallique. Je profite des préparatifs pour faire quelques images... conceptuelles, dont celle du mollet droit d'Alex.
Il faut parler d'Alex, qui partage depuis plusieurs mois le studio #48 avec Anne-Sophie et Benoît. Pendant ces séances, il tient le rôle d'accessoiriste, chauffeur, régleur de projos et vidéaste. Mais c'est aussi un photographe de talent très créatif dans le portrait (voir son site), à côté d'un travail plus "alimentaire" dans l'immobilier. J'adore Alex, la casquette noire qu'il ajuste comme une marque de ponctuation après chaque mise en place, sa barbe de Falstaff, le regard toujours en éveil, son humour retenu, très british. Et ses rondeurs agiles. Me souvenant du regretté professeur de tir à l'arc japonais (le pasteur Philippe Reymond) qui recommandait de maîtriser notre "hara" en nous inspirant du Bibendum Michelin - lequel gambade avec une légèreté de libellule malgré son volume - j'ai essayé un jour d'en faire le compliment à Alex.
- Arrête, tu t'enfonces Jean-Claude ! m'a lancé Anne-Sophie de son regard le plus impérial.
Parmi ces images abstraites, je mets celle des gélatines multicolores pour flashes étalées sur la table du studio. Anne-Sophie et Benoît en font un usage abondant pour donner à leurs images une tonalité froide ou chaude, souvent une combinaison des deux. Au fil des séances, j'ai observé qu'ils utilisent assez peu l'éclairage frontal - sinon en appoint pour déboucher les ombres - ou le très classique "trois-quarts Rembrandt", mais souvent les flashes rectangulaires de côté ou la softbox par en-dessus. Par ailleurs, ce ne sont pas des obsédés du "multi-flashes". Leur approche "cinématographique" repose sur une ambiance dominante à laquelle l'éclairage contribue, sans devenir une démonstration de virtuosité.
Comme d'habitude, Vincent Kucholl entre dans son personnage non seulement par la pose, mais par la voix. Il chante la bière - que dis-je: il la brame à faire trembler les murs.




Tableau #3: Chippendale



Après la bière, a nice cup of tea ? Pour le personnage d'Andrew Rutherford, aussi snob qu'un gentleman farmer de Sa Gracieuse Majesté peut l'être, Anne-Sophie a fait appel à sa passion de chineuse, à son expérience de maquilleuse et à ses souvenirs d'enfance. Le décor se compose d'une chaise d'angle Chippendale et d'une commode Queen Ann, agrémenté d'une théière bleue, d'une autobiographie d'Agatha Christie et de sa madeleine de Proust à elle - je veux parler de ces innommables biscuits à la confiture que la morale réprouve.
Debout sur le canapé rouge, Maude Golay essaie de voir qui est l'impatient couché sur son klaxon dans la cour en contrebas. Le bus noir siglé Les Productions 360 (qui gèrent entre autre les sketches des deux Vincent) bloque-t-il le passage ? Nous aurons aujourd'hui quelques problèmes avec les garagistes, voir plus bas.
Mais parlons de choses importantes. En introduisant ce billet, je relevais le privilège de voir travailler une nouvelle génération de photographes dont font partie Benoît et Anne-Sophie.
Et Maude Golay, donc ! Elle a grandi sur le plateau sud du canton de Fribourg qui bascule naturellement vers la Riviera lémanique. Études commerciales, la grande pieuvre Nestlé qui attend patiemment en bas, sûre de son pouvoir d'attraction: l'avenir de Maude était tout tracé. Si ce n'est ce pétillement dans ses yeux...
Ça fait quoi au juste, une productrice ? Apporter les cafés, prendre des notes, préparer les costumes et gérer l'agenda, comme la brave secrétaire-à-tout-faire de papa ? Il y a bien un peu de cela, il faut mettre les mains dans le cambouis. Mais une vraie productrice - et Maude Golay en est une - inspire, conseille, soutient, rassemble, dynamise. Ou, pour dire les choses autrement: les deux Vincent sont des bêtes de scène qui jonglent en permanence avec une vingtaine de quilles. Sans Maude Golay, ils en prendraient une partie sur la figure. Qu'il s'agisse de tester des nouveaux gags, fixer le tarif d'un figurant, décider si on accepte telle offre reçue par SMS entre deux séances de pose, l'avis de Maude est constamment sollicité. Il est sobre, précis. Tout cela dans une fluidité contrastant avec le monde de séances et d'organigrammes qui a été le mien (oui, même dans le journalisme...).
Quand elle est redescendue de sa fenêtre, j'ai complimenté Maude pour ces qualités. "Il faut être réactif", a-t-elle concédé dans un sourire.

Tableau #4: J'veux ma maman !



Poursuivons notre parcours encyclopédique des boissons grâce auxquelles l'Homme, décidément, se démarque de l'animal. Après la bière et le thé, le personnage de Julien Bovey a besoin de deux choses pour survivre dans ce monde hostile: sa maman et du Choco-Drink.
Beaucoup de Choco-Drink - mettons cent berlingots obligeamment mis à disposition par Migros. J'épie Bernoît à la sortie du centre commercial. Déception: les briques d'un quart de litre remplissent à peine le fond d'un caddie, alors qu'il est prévu d'en faire une pile ensevelissant à moitié Julien Bovet assis lui-même dans le panier métallique à roulettes. Il va falloir improviser un peu, se rabattre sur un caddie moins profond et y caler un ou deux sacs sous les Choco-Drinks.
Au fait, comment les idées de mises en scène viennent-elles à Anne-Sophie et Benoît ? Un peu comme celles des sketches aux Vincent: en discutant, en déconnant sans avoir l'air d'y toucher. Il faut qu'elles soient vite comprises, efficaces, graphiques. Et fidèles à l'esprit des sketches eux-mêmes. A la base de ce projet, il y a forcément une communauté d'esprit entre les protagonistes, une complicité. Pas besoin de longues explications, on se comprend à demi-mots.
Les talents d'Anne-Sophie et Benoît sont complémentaires. Autodidacte, elle a un sens aigu de l'ambiance qu'elle souhaite créer, ainsi que des éclairages. Ne pas avoir été formée comme "technicienne photo" présente un avantage: Anne-Sophie est plus libre, moins figée dans des schémas traditionnels. Benoît, qui a appris la décoration au CEPV, dessine souvent le storyboard une fois que l'idée maîtresse est posée, Anne-Sophie y apportant ses plans lumière et annotations. Bref, il n'y a pas "un" ou "une" photographe, c'est un travail en duo.
Une fois l'idée précisée sur le papier, reste à trouver le lieu de prise de vues: studio, extérieur ? Pour Julien Bovey - sorte de Tanguy tendance pleurnichard - Anne-Sophie et Benoît ont choisi un parking peu engageant bordé d'immeubles jaunasse des années 40, parsemé de bus-camping en attente d'aventuriers du dimanche. Parfait pour l'ambiance. Les lignes des façades, les genoux de Julien Bovey émergeant en triangle feront de ce chaos urbain une composition intéressante.
La "maman" d'un jour (la comédienne Claudine Berthet) arrive avec Vincent Kucholl. Sur leurs talons surgit un garagiste furieux en combinaison de travail. "Qu'est-ce que vous faites ici ? Vous avez une autorisation ?" Accent étranger, mais aboiement très suisse du mec s'attribuant une parcelle autorité qu'il n'a même pas. "Le parking n'est pas propriété du garage, mais il est utilisé, hein, et si vous n'avez pas d'autorisation..." Envie de lui rétorquer: "Qu'est-ce que ça peut bien te f...? T'es pas chez toi non plus, alors casse-toi !" Mais l'homme, très énervé, paraît prêt à ameuter tout le quartier, le centre administratif Nestlé est juste en face de nous, l'incident diplomatique menace. Benoît, Kucholl, Anne-Sophie, tout le monde essaie de le calmer, de lui expliquer que nous ne sommes là que pour une demie-heure à peine (pendant ce temps, les minutes filent...), que nous ne gênons personne et déplacerons les flashes si c'est le cas. Finalement, il cède, revient sur ses pas pour menacer encore, repart en nous jetant des regards mauvais.
A propos de regard-qui-tue, j'aime bien celui de Kucholl dans l'image ci-dessous. Justement parce qu'il y a aussi des contrariétés et des temps morts dans ces séances, ce n'est pas forcément drôle de cuire au soleil dans un caddie, genoux repliés sous le menton avec une pile de berlingots qui vous compressent les roubignolles. "Là, Péclet, tu me fais chier !", ne dit pas Vincent. Il n'en a pas besoin.

Tableau #5: Trions les moutons

Mise en scène en studio relativement simple pour le personnage de Jason Zwigart, qu'apprécierait sans doute notre garagiste de tout-à-l'heure. Jason n'aime pas les moutons de la mauvaise couleur - disons: étrangers - qui traînent dans son pré, on va donc lui en mettre plein les bras.
L'intérêt de la série d'images ci-dessous est de traduire la décompression du "moment d'après", celui où Vincent Kucholl émerge peu à peu du personnage qu'il a joué sous les flashes. La première (verticale) a été prise juste après sa sortie de plateau, quand il vient regarder le résultat sur l'écran du Mac. Le pli en éventail au-dessus de la lèvre supérieure traduit encore la rage xénophobe du teigneux Jason. Sur la suivante, dix secondes plus tard, il commence à s'effacer, bientôt remplacé par un début de sourire, un sourire découvrant les dents et finalement la reconstitution d'une mimique. Une minute en tout.





Tableau #6: Lendemain d'hier


16 heures 30, départ pour le "Non-Stop Burger". Nous y sommes accueillis par Hubert, un pote luthier qui a aussi travaillé au "No Name", le club lausannois où les deux Vincent enregistraient leurs émissions télévisées de 2015 à 2017. Salut-salut, ça va ? Pas trop le temps de se faire des mamours; il faut le dire, un petit coup de fatigue se fait sentir avant cette dernière séquence.
Ça tombe bien, le dernier personnage, Aloïs Vernaz, incarne un pilier de carnaval (montheysan?) prêt à s'écrouler après quatre jours de libations... non-stop. Avec ses recoins étriqués débordant de matériaux divers (le pub est en rénovation), ses éclairages intimistes et glauques à la fois, ses innombrables plaques émaillées évoquant une bourlingue plus ou moins factice, le lieu dégage exactement ce que recherchent Anne-Sophie et Benoît: le sentiment d'un puits de solitude qui s'ouvre sous les pas du fêtard écoeuré, à demi-repenti.
Cadrage plutôt large, donc. Oui, mais il faut encore caser deux flashes allongés sur la banquette, la grosse softbox coince entre le bar et le plafond, et puis zut, on a oublié le trépied, Benoît retourne le rechercher, ça va prendre vingt à trente minutes. Pendant ce temps, Maude Golay et Vincent Kucholl échangent les derniers potins sur la RTS et le rapport qui vient d'être rendu public sur les cas de harcèlement, envoient quelques SMS. Le cuisinier a préparé un oeuf au plat dans le jaune duquel tombera tout-à-l'heure la cendre de la cigarette pendant à la lèvre inférieure d'Aloïs Vernaz.
Les gels? Non, finalement, on fera sans, pas assez de lumière, derniers réglages, c'est parti. Vincent Kucholl n'a pas à se forcer pour mimer la fatigue, la fumée de la cigarette lui dévore les pupilles, un peu plus en arrière, le bonnet orange, qu'on voie mieux le maquillage, c'est bon, il faut faire vite. La cendre tombe, Vincent se relève brusquement, poings fermés sur les paupières. Il ne tenait plus.
And that's all for today, folks. Rangement, ne rien oublier, un autre rendez-vous, déjà, pour l'hyperactif Kucholl, Maude, toujours le sourire aux lèvres. "On se retrouve au studio pour l'apéro?" Euh, non, pas ce soir, crevé moi aussi, septante balais quand même...


Vevey, 22 avril 2021. Leica M10 + apo-Summicron 50mm. f2 pour la couleur, M10 Monochrom + Summilux 35mm. f1.4 pour le noir-et-blanc.
© Jean-Claude Péclet, 2021. Reproduction soumise à autorisation