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Même pas peur...

Géraldine Mosna-Savoye, sur le site de France-Culture:
" C’est un peu la petite musique qu’on entend monter depuis quelques années et qui, évidemment, a pris de l’ampleur depuis... faut-il encore le nommer puisqu’on en parle toute la journée… : le covid. Cette petite musique, c’est le précautionnisme qui se définit comme l’application maximaliste du principe de précaution.
Dans la bouche d’un philosophe comme Matthew Crawford, chercheur américain passionné de carburateur et de motos, ça se traduit par, je cite, “la détermination à éliminer tout risque de la vie”. Dans ma bouche à moi, ça se traduit par un plus trivial “merde, j’ai encore oublié mon masque”. Évidemment, éliminer tout risque suppose de tout contrôler, mais évidemment, plus on élimine les risques, plus il en reste, et plus on contrôle.
C’est tout le paradoxe du précautionnisme : une précaution ne fait pas seulement disparaître un risque, elle en fait apparaître un autre. Et c’est toute la critique de philosophes comme Matthew Crawford : l’extension et le triomphe du contrôle des vies au nom de l’élimination du moindre risque. Faut-il donc se passer de précautions au risque du risque et au risque de la vie ?
Pour poser cette question, j’ai été inspirée, non sans ironie, par tous ces intellectuels inquiets de l’inquiétude des autres, si attachés à la vie dangereuse, célébrant sans cesse la beauté du risque.
Car, à force d’entendre des intellectuels comme Matthew Crawford, mais il y en a d’autres, je pense par exemple à André Comte-Sponville qui, dans un autre genre que Crawford, sans carburateurs mais avec Montaigne, déclare : “J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire!” … eh bien, à force de les entendre, je suis à la fois inspirée mais désespérée.
Certes, mettre un masque m’exaspère tout comme eux, et je trouve absurde de pouvoir aller au restaurant mais pas dans un bar… mais moins, je crois, que d’entendre que la vie est faite de mort, de risques et de dangers. Et que ne pas vivre avec cette part de risques, ce serait ne pas vivre tout court, mais survivre telle une marionnette dans du coton ou du gel hydroalcoolique.
Ce n’est pas que je ne perçois pas le problème du précautionnisme et le retournement d’une vie sûre et sécuritaire, contre la vie elle-même…
Mais je me demande : quelle idée de la vie préside dans ces démonstrations anti-précautions ? si la vie sans dangers est impossible, une anti-vie, une vie fade, la vie dépourvue de tout contrôle, libre, risquée, n’est-elle pas moins impossible, n’est-elle pas une vie fantasmée ?
Je sais bien : on peut reprocher beaucoup de choses au précautionnisme : le contrôle des individus, l’intériorisation des normes au détriment de notre liberté, l’aseptisation des existences…
Mais je me demande si ces reproches ne dévoilent pas tout autant la croyance en une “vie” qui n’existe pas, en une idée de la vie qui est elle aussi construite, fabriquée de toutes pièces, sortie tout droit d’esprits assez tranquilles pour se faire peur.
C’est là le paradoxe des anti-précautions : ils rêvent, eux aussi, d’une vie qui n’existe pas, la leur serait faite de risques, mais elle serait tout autant idéalisée, manipulée par leur soin tel un concept, un principe, lui enlevant toute saveur, même en lui ajoutant une dose de dangers.
Peut-on concevoir la vie telle qu’elle est, et non telle qu’elle devrait être (avec ou sans risques), telle qu’en parlait par exemple, Claude Bernard, “une création” dont le "devenir" "déconcerte l’entendement" ?"

Ce texte m'interpelle tandis que je longe en mode semi-automatique la plage de Vidy et les quais d'Ouchy. Balade balisée, tranquille. Balade de retraités et de familles à poussettes où le risque majeur est de se faire bousculer par un joggeur pressé.
Qui suis-je pour conseiller aux autres de vivre dangereusement, moi dont la rente tombe avec une régularité de métronome sur un compte bancaire ? Dans un pays qui, de mémoire d'homme, n'a plus connu la guerre ? Sachant que si un virus ou une autre maladie m'atteint, je bénéficierai d'un système de soins performant ?
Les vrais risques de mon univers visible sont portés par celles et ceux qui ne parviennent plus à boucler les fins de mois, ne savent pas si leur travail ou leur entreprise existera encore l'an prochain. Je pourrais bien sûr argumenter que leur angoisse découle précisément de l'excès de précautions contradictoires face à une pandémie dont l'évolution échappe largement aux décisions humaines, mais en suis-je absolument sûr ? Qui l'est ?
Faute de mieux, je mets un masque au magasin et dans le bus, donne mon nom au restaurant après avoir juré que je ne franchirais pas cette ligne rouge, me console en pensant que je peux aller écouter un concert tandis que nos voisins français sont astreints au couvre-feu à 21 heures.
Nos réactions dépendent beaucoup du moment de notre existence où cette pandémie nous touche. Ma vie est largement dernière moi et, à 69 ans, un sentiment de vide m'a saisi. Il avait précisément trait au risque, plutôt à ceux que je n'avais pas pris, pour toutes sortes de bonnes et mauvaises raisons. Je me suis notamment reproché d'avoir été trop gentil garçon: c'était une excuse. C'est d'un manque de culot qu'il fallait parler, on peut être gentil et culotté; gueulard et couard.
Géraldine Mosna-Savoye a raison d'évoquer une "vie fantasmée". Plus le monde s'organise, se sécurise, plus nous vivons le risque par procuration. La littérature et le cinéma regorgent de situations extrêmes que nous ne connaîtrons jamais. Un metteur en scène contemporain est un bon-à-rien s'il ne pousse pas le spectateur à "sortir de sa zone de confort". Les recruteurs balaient les diplômes universitaires pour demander au postulant ce qu'il a fait d'autre dans sa jeune vie: scout, militant, marathonien ?
Notre rapport au risque est ambigu. Il nous attire et nous effraie à la fois, nous nous affairons à le canaliser et vantons le temps où l'humanité savait affronter les dangers. De quel risque parlons-nous, d'ailleurs ? Celui, pointu, qui fait monter l'adrénaline. Ou le risque latent (y compris celui de ne rien faire...), plus difficile à gérer. Je ne crois pas, contrairement à Géraldine Mosna-Savoye, qu'il suffit de couper la poire en deux et accepter la vie "telle qu'elle est" - ce qui revient d'une certaine façon à nier le libre-arbitre. Il n'est pas aisé, dans des circonstances dominées par l'incertitude, de faire un choix courageux, ou simplement le "bon" choix, pour autant qu'il existe. Mais nous avons le choix... et les regrets pour ceux que nous avons manqués. Cultivons le premier, ne nous étouffons pas avec les seconds.

Vidy-Ouchy, 11 octobre 2020. Fuji X100V
© Jean-Claude Péclet 2020. Reproduction soumise à autorisation