Madrid, de bas en haut
Madrid en novembre : forcément, les visiteurs sont moins nombreux, les terrasses en bonne partie désertées sous le ciel incertain. Alors la ville elle-même se révèle davantage dans son bâti, ses strates historiques, les traces qu'y laissent les hommes. Pour cette première visite, les immeubles me frappent par le contraste entre la couche du bas et celles d'au-dessus.
Au rez, des graffitis. Partout. Parfois récents, souvent défraîchis, les uns sur les autres. Le socle des maisons est un palimpseste de graffitis dont un sociologue de l'expression spontanée ferait ses délices. Quelle histoire racontent-ils ? Celle de la réouverture au monde, la fameuse « movida » qui a balayé l'Espagne dans les années 1980 après la mort de Franco, un souffle de liberté mêlé à celui des vols bons marché, la mondialisation avec ses bons et mauvais côtés, l'Espagne progressiste et européenne…
Le haut des immeubles raconte une histoire différente, comme ces dames à cheveux décolorés qui ramènent les feuilles mortes et mouillées, récalcitrantes, dans leur balayette à long manche. Comme ces nombreuses personnes – âgées souvent, mais pas toujours – qui promènent leur chien, le regard fixé sur un horizon secret.
Dans les beaux quartiers, les maisons sont hérissées de tours, colonnettes, pignons, globes, statues, balcons en fer forgé et bow-windows d'où se contemple le souvenir d'un empire. Pâtisserie rococo. Ailleurs, elles sont plus banales, plus ou moins bien entretenues, parfois délicieusement art-déco, ornées d'une fresque murale édifiante ou non, souvent en briques, parsemées de « mercados ». Je prends le bus au hasard, me promène ici ou là.
Guernica. Pourquoi cette œuvre-culte de Picasso ne provoque-t-elle ni émotion, ni compassion chez moi ? Peut-être parce qu'elle est justement cela : une commande parfaitement exécutée pour le pavillon espagnol à l'exposition universelle de 1937, conçue pour dénoncer l'horreur des bombardements franquistes et soutenir la fragile république. On m'a recommandé de voir l'original, exposé en majesté au musée Reina Sofia. Je l'ai vu deux fois, la première dans la brouhaha d'une classe écoutant avec une attention variable les explications du guide, la seconde fois seul. La magie n'a pas pris.
En revanche, ayant entrepris la visite du musée Reina Sofia à l'envers, remontant le temps depuis la période franquiste d'après 1945, j'ai mieux saisi le vide soudain qui a saisi l'Espagne après la défaite des alliés italien et allemand. Franco, dictateur vieillissant, mobilise la religion et les mythes de l'Espagne éternelle pour «reconstruire moralement» le pays – obsession des autocrates. Malin aussi, il sait qu'il a besoin de devises et d'un minimum de soutien populaire. Ainsi se multiplient les projets de logements sociaux, les chantiers d'infrastructures et les silos à touristes de Torremolinos. Cynique, le gouvernement fasciste intègre quelques objets de design contemporain et même la mémoire du poète Garcia Lorca - qu'il a fait fusiller en 1936 ! - dans le pavillon d'une exposition internationale organisée à Rome dans les années 1960.
Deux pavillons nationaux séparés par trente ans seulement, deux visions mythiques de l'Espagne. La République résistante d'un côté, glorifiée par les photos de Capa, les récits de Malraux ou de Hemingway ; la tradition rigide de l'autre, mâtinée de modernisme et maintenue par une main de fer. C'est peut-être parce que j'avais de la peine à situer l'Espagne entre ces deux visions réductrices que ce pays m'est longtemps resté étranger, malgré quelques incursions rapides. Je me souviens aussi du malaise ressenti un jour où nous avions posé notre tente à Argelès, dans le Roussillon : le camping était un ancien camp de concentration où étaient entassés, dans des conditions terribles, les milliers de réfugiés espagnols chassés par la guerre civile. Exil terrible, suivi d'un autre, plus silencieux dans les années 1960 : celui des travailleurs.
Impossible de faire l'impasse sur cette double césure. Elle ressort remarquablement de la visite du musée Reina Sofia, dont la visite s'impose à qui veut comprendre ce qu'a vécu le pays ces 150 dernières années. Je continue d'y remonter le temps. Par contraste avec le gel politique, social et culturel d'après-guerre, le bouillonnement des années 1920 impressionne, et plus encore la période charnière, moins connue, où se joua le destin de l'Espagne moderne : la fin du XIXème siècle, la guerre hispano-américaine connue sous le nom de « Desastre del 1898 ». Chassée de Cuba et des Philippines par la jeune puissance coloniale américaine, l'Espagne traverse par contrecoup une période d'intense agitation sociale dont témoigne la production littéraire et artistique. Tout est remis en question, le pays aurait pu devenir le fer de lance d'une révolution européenne si la royauté avait sauté. La royauté a tenu.
Sur la Gran Via, les Champs-Elysée de Madrid dont la construction au début du siècle passé a nécessité la démolition de 300 immeubles, l'excitation de Noël est déjà perceptible autour des grandes enseignes internationales. Non loin de là, le quartier général des forces armées et le triangle des grands musées madrilènes : Prado, Reina Sofia et musée Thyssen-Bornemisza. Devant ce dernier passe, sirènes hurlantes un cortège de motards, de voitures de police et un minibus de luxe estampillé « VIP », qui s'arrête devant le Westin Palace, deux hélicoptères survolant la scène. Un monsieur grisonnant, à démarche lente, non reconnaissable à cette distance, franchit les quelques mètres séparant le bus de l'entrée de l'hôtel. Aux terrasses, les badauds indifférents boivent leur café.
Ce matin, pour venir au musée, je suis passé par la place Jacinto Benavente vers 9 heures 30 du matin. Une file de SDF longue de plus de cent mètres s'y étirait pour bénéficier des repas gratuits servis par le dispensaire « Ave Maria ». Des cartons humides traînaient un peu partout sous les auvents des magasins voisins.
Madrid, 15 au 18 novembre 2022. Leica M10, Summicron 35mm. f2
© Jean-Claude Péclet 2022. Reproduction soumise à autorisation.