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Les drôles de vacances (22)
Quarante minutes d'attente ce matin entre serres et grange, au marché improvisé à Denens puisque ceux des villes restent fermés. Quatorzième position dans la file. Allez savoir pourquoi cela m'évoque de lointains souvenirs de téléski: les disciplinés "faisaient l'escalier", sagement alignés le long de la piste, les autres se ruaient en entonnoir, s'éraflant mutuellement les skis. Ici, tout le monde respecte ses deux mètres, affiche patience et amabilité. On n'est pas bobo-bio pour rien.
Une maman pommade le bout du nez de la petite Zoé casquée de bleu dans la caisse en bois du vélo-cargo électrique, promet à "Loulou" qu'on ira jouer tout-à-l'heure. Une sexagénaire à lunettes, tête d'infirmière-chef à qui on ne la fait pas, s'attarde pour une conversation avec le couple en position quinze. Des bribes me parviennent: "Zoom, c'est quand même plus pratique..." Un mari assis sur le banc à l'ombre regarde passer les caisses de plastique vertes chargées de pommes et salades. Une jeune femme dont l'entrejambe du pantalon afghan (?) pendouille comme un Monet sortant de la machine à laver met un temps infini pour trier sa monnaie, empiler des sacs de papier brun dans son cabas rouge à croix blanche, n'y arrive pas, réclame un carton, le dépose avec un sourire d'ange dans les bras de son compagnon.
Le Meilleur des mondes à la sauce coronavirus. Une autre image me traverse l'esprit: les queues d'Allemands de l'Est en manteaux gris devant leurs magasins aux étals dégarnis. Ici au moins, nous avons de tout, des couleurs, une campagne proprette, et grosso modo le sourire.
Avec les ex-Allemands de l'Est, nous ne partageons que la discipline de groupe résignée, qui commence à déployer ses effets absurdes.
Dans le "Tages Anzeiger" du jour, Orsola Vettori, directrice de l'hôpital du Zollikerberg à Zurich qualifie la situation de "surréaliste": son établissement s'était préparé à un assaut de patients atteints du Covid-19 avec trente-six lits de soins intensifs isolés; il n'y en a jamais eu plus de six d'occupés. Pour l'ensemble du canton, le nombre de cas hospitalisés n'a jamais dépassé les 200 et redescend déjà autour de 165.
Dans canton de Vaud, le chef de la cardiologie Olivier Muller "tire la sonnette d'alarme", lis-je dans "24 Heures". Tiens, ça nous manquait, ça, une sonnette d'alarme ! De quoi s'alarme donc le vigilant docteur Muller ? Les infarctus sont en chute libre pendant la période de confinement, la constatation s'est répandue "comme une traînée de poudre". Ben oui, les gens restent chez eux, comme on le leur demande, consultent moins. Beaucoup de services de santé non concernés par le virus se tournent les pouces, faute de clientèle. Ne serait-ce pas plutôt une bonne nouvelle ? Mais non, voyons: "nous craignons que l'on constate après coup une surmortalité à cause d'infarctus pour lesquels les gens ne se seraient pas présentés à l'hôpital", s'inquiète Olivier Muller. Notez le mot: il "craint". Il n'en sait pas grand chose, en fait, comme on reste dans le flou sur l'évolution de la pandémie - avec ou sans confinement. Craindre est à l'ordre du jour. Quoi qu'il arrive, craignons, voyons d'abord le mauvais côté des choses, et surtout faisons tout notre possible - et même au-delà - pour préserver la santé des zombies obéissants que nous sommes.
Position six devant la grange du marché bio improvisé, la dame devant moi s'est lassée de pianoter sur son téléphone portable. Il me vient, pardonnez-moi, une envie de double cheeseburger avec grande portion de frites au MacDo.
Les photographies ci-dessous ont été faites hier, vendredi saint, avec un Leica M10. Je ne précise plus systématiquement le matériel que j'utilise, ça fait un peu m'as-tu-vu. Oui, un Leica numérique coûte cher, j'ai attendu ma retraite pour m'en offrir un. Mais le combo Leica-Summicron prend tout son sens pour capter les délicates lumières printanières - accentuées cette année par une pureté atmosphérique rare - quand les bourgeons passent en quelques jours à l'état de feuilles tendres qui se déroulent au rayons chauds du soleil.
Je précise aussi à l'attention de la flicaille numérique qui aurait tracé mon téléphone portable que cette balade le long de la Mèbre (autre souvenir d'enfance...) est située à quelques kilomètres de mon domicile, son point de départ atteignable dans un wagon du LEB semi-désert, point d'arrivée à l'arrêt du bus 18, tout aussi vide. Tel est notre luxe, des transports publics qui fonctionnent, même au ralenti, et une nature plus accueillante que jamais.
Pour finir sur cette note guillerette, un limerick d'Edward Lear:
"Il était un vieil homme, natif de Boussens
Dont l'esprit s'avérait pervers et agaçant;
Il s'asseyait sur la barrière,
Le visage caché dans une seille à traire,
Ce vieil homme équivoque, natif de Boussens."








