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Murat Kunt et ses sculptures liquides

Retrouvailles...
La première fois que j'ai rencontré Murat Kunt - ce devait être dans les années 1990 - il dirigeait le Laboratoire du traitement des signaux à l'EPFL. Pour situer l'importance de ce scientifique né à Ankara en 1945, il suffit de penser aux vidéos que nous regardons aujourd'hui sur nos téléphones portables comme si c'était la chose la plus naturelle du monde: sans ses travaux sur la compression des données qui ont abouti, notamment, à la norme MP4, ce serait impossible. Tout aussi impossible que de résumer en quelques lignes la carrière de ce brillant scientifiques auteur de seize livres et 240 publications, détenteur de seize brevets... Pour ceux que cela intéresse, je renvoie au site de l'EPFL et à l'article que je lui avais consacré quand il avait pris sa retraite.
Impossible encore d'imaginer cet hyperactif se contenter de promenades dans la nature et de lectures. Quand il ne vitupère pas nos "Démocraties bananières" (son dernier opus paru en 2018), Murat Kunt crée d'éphémères sculptures liquides comme celle qu'il a photographiée ci-dessus pendant la milliseconde que fige l'éclair d'un flash.

Mais comment fait-il?
Sur ce portrait de lui fait le 29 décembre 2021 dans son "laboratoire" de La Gracieuse à Lonay, on ne voit qu'une partie de l'équipement qu'il a assemblé, testé et mis au point depuis plus de dix ans! Celui-ci se compose de régulateurs de pression, tuyaux et buses de toutes formes et dimensions, d'un plateau de prises de vues avec dépoli, de deux Nikon D850, d'une dizaines de flashes avec diverses gélatines. Pour la petite histoire, Murat Kunt voulait commander six de ces régulateurs au fabricant suisse, qui ne voulait pas se déranger pour si peu et l'a renvoyé... à son distributeur chinois, lequel l'a livré via une filiale allemande. Le genre d'anecdote qui fait bouillir l'ex-professeur et nourrit ses réflexions critiques sur nos sociétés actuelles.
Murat Kunt est un digne successeur de Harold Edgerton, qui réalisa en 1936 une des toutes premières images d'une goutte de lait "explosant" en une couronne presque parfaite, grâce à un flash stroboscopique. Cette image est reproduite ci-dessous. Plus proches de nous, on peut aussi évoquer les travaux du japonais Masaru Emoto concernant l'effet des vibrations, musicales notamment, sur l'eau congelée en cristaux.

Bien entendu, la technique a considérablement progressé en 80 ans, la photographie numérique s'est substituée à l'argentique, l'ordinateur permet de piloter des opérations qu'un humain serait incapable de coordonner en un temps si court.
Il n'en reste pas moins que chaque série d'images réalisées par Murat Kunt demande une préparation manuelle importante et que le résultat réserve une large part à la surprise, ce qui constitue bien sûr le charme de la démarche. La veille de la prise de vues, il prépare les liquides, dont le degré de viscosité influe grandement sur leur comportement, y ajoute les colorants, les filtre soigneusement et les laisse reposer au frais. La phase photographique proprement dite comporte une phase plus ou moins longue de tâtonnements: une microseconde ou un quart de millimètre de décalage, la variation d'une onde et l'ajout d'un souffle d'air (Murat Kunt travaille aussi avec une membrane activée par le son d'un haut-parleur et des buses d'air comprimé) crée des effets totalement inattendus. "Je prends 300, 400 images, et parfois, c'est dans une séquence apparemment ratée que surgit une forme étonnante", dit-il.
Personne en Suisse, et probablement peu de photographes dans le monde, ont acquis un matériel et une expertise comparables à la sienne. Là où d'autres bricolent avec les moyens du bord, lui procède avec la rigueur du scientifique - et une patience à toute épreuve.
Ci-dessous, voici une sélection de quelques images qu'il a obtenues. Une cinquantain e de tirages grand format sont exposés jusqu'à fin janvier 2022 au Domaine de la Gracieuse à Morges, puis à partir de février dans le nouvel ensemble de bureaux Millenium à Crissier sur Lausanne.




© Murat Kunt et Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation