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"Pas d'maçons, pas d'maisons"

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La photographie argentique offre parfois de surprenantes coïncidences. Entre le moment où j'ai glissé une bobine de film dans le Leica M3 pour photographier le cortège de 4000 maçons grévistes à Lausanne le 7 novembre 2022 et celui où je l'ai développé, il s'est écoulé trois semaines: le temps qu'il a fallu aux travailleurs et aux patrons pour signer un accord qui met fin au plus important mouvement social des dernières années en Suisse - sous réserve de l'approbation par les assembles faîtières des deux partenaires sociaux.

Les grèves sont rares en Suisse, celle-ci a surpris par son ampleur, son organisation et sa détermination. La Société suisse des entrepreneurs (SSE) ne s'y est pas trompée, qui a commencé par grommeler que chez nous, ça ne se fait pas... Dans son communiqué du 11 novembre 2022, elle a "condamné le rassemblement de personnes cagoulées et les manifestations syndicales" et rappelé que son organe directeur a "saisi le Tribunal arbitral suisse pour violation de la paix absolue du travail".

Le conflit portrait sur des augmentations salariales, les indemnités pour déplacements sur les chantiers, et plus fondamentalement la flexibilisation des horaires de travail. Les employeurs souhaitent l'augmenter pour optimiser la gestion des chantiers en fonction de la météo. Les salariés dénoncent des semaines qui pourraient s'étendre jusqu'à 58 heures de travail, avec la fatigue et les risques qui en découlent. Deux accidents de grue dans la région lausannoise, dont un mortel, donnent un certain crédit à leurs craintes. Comme souvent dans ce genre de conflits, chaque partie accuse l'autre de mauvaise foi.

Qui a lâché le plus de lest dans les discussions? Je ne suis pas compétent pour juger de ces questions souvent très techniques et renvoie au communiqué de la SSE résumant les points de l'accord. J'observe que "les durées de travail annuelle (2 112 heures) et hebdomadaire demeurent inchangées", que les salaires effectifs augmentent de 150 francs par mois pour tout le secteur, les salaires minimaux étant quant à eux revus à la hausse, de 100 francs par mois. Les employés semblent avoir fait un pas en direction de la flexibilité, en évitant les horaires excessifs, les employeurs en ont fait un sur les rémunérations. La convention collective fixe actuellement un minimum de 4560 francs pour un maçon non qualifié, il monte à 6400 francs pour un contremaître. Par rapport à d'autres pays, cela paraît sans doute confortable. Par rapport au coût de la vie en Suisse, ce n'est pas un luxe.

D'autant plus que la canicule de l'été 2022, probablement appelée à se répéter, ainsi que l'explosion du nombre de chantiers au centre de Lausanne et à l'ouest de l'agglomération a permis a chacun d'apprécier les conditions de travail dans les fouilles routières que frôlent quotidiennement des milliers de véhicules par des températures oscillant entre 32 et 35 degrés. Les grèves tournantes des maçons, qui ont mobilisé 15 000 personnes dans tout le pays, ont donc suscité une certaine sympathie au sein de la population, tandis que la crispation procédurière de la SSE rencontrait peu d'écho.

J'ai pu m'en rendre compte en suivant la manifestation lausannoise du 7 novembre, depuis Ouchy où le syndicat Unia avait monté une tente géante jusqu'à la place de la Riponne. Les manifestants conduits par une sono tonitruante où se mêlaient les tubes disco, du rap et quelques antiennes communistes, et par une "cheer leader" compensant son enrouement chronique par une énergie débordante, n'ont pas vraiment besoin d'être encouragés. On sent à leurs regards, on devine à leurs discussions qu'ils ne sont pas prêts de céder aux menaces des employeurs. Les slogans vont du bonhomme "pas d'maçons, pas d'maisons" à la déclinaison du plus agressif - et moyennement crédible, dans ce cas - "patron, t'es foutu, les maçons sont dans la rue". Le cortège fait halte dans le tunnel sous les voies CFF pour un charivari endiablé, puis devant le secrétariat de l'association patronale, justement, pour appuyer ses propos.

Mais à vrai dire, je suis davantage frappé par un autre constat: parmi les manifestants, on ne parle pratiquement pas le français. Pas besoin de scruter longtemps les visages pour deviner de quelles régions viennent les travailleurs de la construction: Portugal, Espagne, Pologne, Kosovo, Amérique du Sud et, de plus en plus, Afrique du Nord et Occidentale. Dans le quartier sous-gare, où l'on porte volontiers la couleur politique rose-verte, quelques passants surpris sourient, plus surpris par la rupture du train-train qu'acquis à la cause, certains envoient des signes d'encouragement, une dame fait de grands saluts depuis son balcon décoré d'un drapeau brésilien. Deux mondes se côtoient, sympathisent quelques instants dans l'atmosphère festive mais, au fond, s'ignorent. Une autre dame, appuyée sur le capot d'une voiture, s'abîme dans d'ostentatoires prières et bénédictions dont il est impossible de savoir si elles soutiennent les grévistes ou les invitent à revenir dans le droit chemin. La photographier serait amusant, mais une pudeur me retient. Quelques manifestants s'approchent d'elle pour la titiller, vite rappelés dans le cortège par le service d'ordre.

L'autre chose frappante est le silence qui régnait en ville ce jour-là. Effectivement, pas de maçons: pas de maisons, pas de futur tram, pas de remplacement des conduites d'égouts, pas de densification, pas de réfection de ponts, etc. Embêtant pour les patrons et l'économie d'un canton qui, s'il aime se gargariser de ses secteurs de pointe, dépend beaucoup de la construction. Et quand le bâtiment ne va pas...

Actualisation, 17 janvier 2023: Depuis la publication de ce texte et des images qui l'accompagnent, l'accord obtenu in extremis, fin novembre, pour renouveler la convention nationale a été approuvé de part et d'autre. Je n'ai pas lu d'autres commentaires côté syndical. En revanche, je suis tombé sur celui-ci de Jean-Luc Jaquier, président du Groupe vaudois des entreprises de maçonnerie et génie-civil - côté patronal, donc - qui a au moins le mérite d'être direct:

"Quel bilan tirer des campagnes de désinformation, du tintamarre orchestré par les syndicats et des grèves du mois de novembre? En vrac: des navettes en provenance de tout le canton pour atteindre le lieu de rassemblement, une cantine géante, des happy hours «deux bières pour le prix d’une» et un défraiement à hauteur de 170 francs pour chaque travailleur ayant débrayé.

En somme, une belle opération marketing syndicale qui aurait coûté une dizaine de millions de francs. N’y avait-il pas mieux à faire en faveur des travailleurs qu’une fête qui n’en était pas une? Les syndicats répondront certainement par la négative. Ce qui est indéniable par contre, c’est que la violation crasse de la paix absolue du travail et le non-respect de la convention collective en vigueur ont laissé des traces.

Sur le terrain, on assiste non seulement à une défiance entre les partenaires sociaux, mais surtout à un climat délétère entre les employés syndiqués et ceux qui ne le sont pas, ainsi qu’entre les employeurs et leurs employés. En définitive, un scénario qui n’a fait que des perdants."

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Lausanne, 7 novembre 2022. Leica M3 + Summicron 50mm. f2, Kodak Delta 100, négatifs scannés.

© Jean-Claude Péclet 2022. Reproduction soumise à autorisation.

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