Moudon, un amour
Réunir près de 4000 signatures en plein été à propos d'une ville de 6000 habitants dont près de la moitié viennent de 82 pays différents, ce n'est pas une sinécure. Un groupe de citoyens l'a fait, pour éviter que le paysage que l'on voit ci-dessus soit défiguré par la construction d'un immeuble de quatre étages et de six villas. Le 7 septembre 2021, ils étaient une trentaine à remettre la pétition aux mains du chancelier de l'Etat de Vaud Vincent Grandjean. Cela se passait, tradition oblige, sur l'esplanade du Château à Lausanne (que personne n'aurait l'idée d'agrémenter de constructions contemporaines, soit dit en passant...).
Parmi ces activistes du patrimoine se trouvent Christine Mercier et Justin Favrod: ils ont lancé en décembre 2014 le mensuel "Passé Simple", qui restitue de manière accessible et agréable la riche histoire de Suisse romande. Alors que beaucoup de journaux et magazines disparaissent ou traversent une crise existentielle, le leur a trouvé son public. A leurs côtés lutte Monique Fontannaz, historienne du bâti en pays de Vaud, réputée pour être une des meilleures dans son domaine. Je l'ai rencontrée en photographiant en 2017, pour "Passé Simple", le parcours d'une promenade historique consacrée à Moudon. La galerie ci-dessous, mélangeant quelques portraits, un concert du quintette des "Barbus de derrière les fagots" au Musée Eugène Burnand et des vues de la vieille ville restitue, je l'espère, l'atmosphère des lieux.
J'aime Moudon. Pas seulement pour sa vieille ville, qui est magnifique, mais aussi pour son potentiel, actuellement sous-exploité. Ceux qui passent rapidement sur la route cantonale n'y trouvent aucun charme, et pour cause: ils longent une grande zone industrielle où se distinguent les hangars d'une fonderie aujourd'hui désaffectée. C'est notamment sur ces terrains situés entre la route et la Broye, aujourd'hui canalisée au cordeau, que pourrait se développer un nouveau quartier d'habitations plus imaginatif que les petits HLM construits depuis les années 60.
J'aime Moudon pour son mélange de populations de différentes origines, pour son équilibre perpétuellement instable entre la campagne environnante et la cité-dortoir. C'est une ville populaire, dans le meilleur sens du terme. Pas toujours facile à gérer, on l'imagine, mais globalement ça fonctionne.
J'aime Moudon parce que cette ville dit beaucoup du passé vaudois. Le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz le savait, lui qui manquait rarement l'occasion, revenant des sessions parlementaires bernoises, de faire halte dans la cité pour y manger une fondue. Il vaut la peine de relire ce qu'écrivait en 1997 le conseiller d'Etat Marcel Blanc - un agrarien - à propos de Moudon et de son passé:
"Moudon, il faut le rappeler, fut non seulement une des "bonnes villes du pays de Vaud", mais le siège des Etats de Vaud, ce Grand Conseil avant la lettre, sous les ducs de Savoie (siège établi par Pierre II de Savoie vers 1260, ndlr.). Moudon, même si elle n'a pas la position privilégiée de ses consoeurs lémaniques, a toujours eu, par rapport à elles, une position politique et stratégique beaucoup plus grande.
"Et Moudon, sans parler de la prestigieuse église St-Etienne,ou de la Tour de Broye, c'est aussi le Bourg que l'on est en train de redécouvrir, et que la commission fédérale des monuments hsitoriques, le visitant récemment, a considéré comme un des ensembles bâtis les plus remarquables de notre pays."
Marcel Blanc écrivait ces mots à propos du bâtiment du Grand'Air, propriété du canton abritant le musée consacré au peintre Eugène Burnand, et voisin du musée du Vieux-Moudon.
Quel est le problème? Le canton de Vaud veut vendre le Grand'Air, dont il n'a plus usage. Après négociations, il en demande 1,8 million de francs à la Commune - ce qui, il faut le reconnaître, est un prix raisonnable pour un bâtiment de quatre étages qui n'a plus été rénové depuis 1987 mais semble sain, et surtout la parcelle de 12 800 mètres carrés qui l'entoure.
La Municipalité de Moudon a présenté un préavis proposant le rachat, le maintien du musée Burnand dans les murs et une première tranche d'investissements, estimée à 600 000 francs, pour rafraîchir les lieux. L'affaire n'aurait pas fait de remous si la parcelle ne faisait l'objet d'un plan d'affectation cantonal (PAC) datant de 1992 et qui y prévoit la construction d'un bâtiment de quatre étages et de six villas.
Prévoirait-on aujourd'hui une possibilité de construire aussi étendue sur une colline dont la ligne de faîte, remarquable, risque d'être balafrée par des immeubles dont on ne sait quelle sera l'architecture (des précédents malheureux dans le canton rendent méfiant...)? Probablement pas. Mais tel est le plan en vigueur aujourd'hui, et le sang des défenseurs de la Ville Haute n'a fait qu'un tour, d'où la pétition. Quant au préavis, le Conseil communal l'a renvoyé à la Municipalité en juin dernier.
Les esprits, on l'imagine, sont échauffés. Mais pourquoi la pétition a-t-elle été adressée au Canton? Parce qu'il est l'arbitre de la situation, de deux manières différentes.
Premièrement parce qu'il a validé le PAC de 1992. Il est intéressant de noter qu'un concours de projets avait accompagné ce plan. Le but n'était pas uniquement de permettre une opération immobilière, mais d'amener du sang neuf dans un bourg qui se dépeuple, Moudon se développant surtout dans sa partie basse, plus accessible. Cet enjeu reste d'actualité même si, depuis, un certain nombre de jeunes familles ont redonné plus de vie à la Ville Haute.
Deuxièmement, l'achat et la rénovation du Grand'Air représentent une grosse dépense pour une commune comme Moudon, qui doit aussi assumer les frais de fonctionnement du Musée ( ces points semblent avoir été la cause du renvoi du préavis par le Conseil communal). En déclarant à 24 Heures que "l’achat pourrait être rentabilisé en revendant ensuite la partie constructible pour y développer de l’habitat", la syndique Carole Pico a suggéré - volontairement ou non - que la Municipalité se rangeait derrière le PAC de 1992. En irait-il différemment si le Canton faisait un geste financier, par exemple en offrant le Grand'Air et son terrain pour un franc symbolique? L'idée n'est pas si saugrenue qu'elle le paraît au premier abord: l'Etat de Vaud investit plus de 250 millions de francs dans le nouveau "pôle muséal" lausannois. Le centième de cette somme serait un sacré bol d'air pour les musées moudonnois, guère gâtés par la capitale jusqu'ici - cette indifférence paternaliste pour ce qui n'est pas l'agglomération lausannoise est hélas une constante de la politique du Conseil d'État des derniers lustres.
Pour en savoir davantage, j'ai appelé directement la syndique Carole Pico. Le moins qu'on puisse dire est qu'elle marche sur dix paniers d'oeufs. Officiellement, la Municipalité n'a pas encore pris position sur le PAC de 1992, dont Carole Pico déclare à la fois qu'"il sera réalisé" et "probablement revu". Elle regrette que dans ce dossier, "tout le monde tire de son côté", souligne le risque que le bâtiment du Grand'Air et son terrain soient finalement vendus à un privé (financièrement, le Canton y gagnerait). Bref, la syndique est assez agacée par les amis du Musée et les "bobos qui prennent l'apéritif dans les rues de la Ville Haute" en faisant la leçon à la Municipalité. En l'état, elle n'est pas très optimiste sur la suite des événements, mais c'est peut-être une position tactique. Moudon est une petite ville, les peaux de banane politiques traînent sur les pavés.
A titre personnel, je soutiens les pétitionnaires, qui sont donc "montés au Château" le 7 septembre 2021. Savaient-ils que ce jour était celui de la rentrée du Grand Conseil? Flonflons, tambours, milices vaudoises en grande tenue et costumes du dimanche... Le contraste était frappant entre ces messieurs-dames les politicien(ne)s en grande tenue, tout à leurs conciliabules, dans leur bulle, et les Moudonnois brandissant leurs pancartes sous la statue du Major Davel. Je me suis dit que dans ma vie précédente de journaliste, j'aurais sans doute butiné d'un groupe de députés à une conseillère d'État, rassemblant mon pollen d'informations. Là, j'étais avec les gueux, les sans-pouvoir ou presque.
Bien sûr, le chancelier Vincent Grandjean protesterait. Recevant les listes de signatures, il a fait un joli discours résumant les vertus de la démocratie telle que nous la pratiquons au bon pays de Vaud. Il n'a pas précisé que le traitement d'une pétition par le Grand Conseil peut prendre près de deux ans et que (expérience faite personnellement), ceux qui l'ont lancée ne sont pas forcément tenus au courant du sort qui lui est réservé.
Liberté et Patrie!
Et patience.
Moudon, différentes prises de vues entre 2017 et 2019. Lausanne, dépôt de la pétition pour sauvegarder la colline de Moudon, 7 septembre 2021. Leica M10.
© Jean-Claude Péclet 2021. Reproduction soumise à autorisation