Ne laissons pas massacrer les Moulins Rod

La "pierre à sabot" du Moulinet
En haut de la rue du Moulinet à Orbe se dresse une « pierre à sabot ». Vers 1812, elle obligeait les conducteurs de chars à glisser un patin sous les roues pour le ralentir à la descente sans abîmer la chaussée. Les négligents se voyaient amendés de 20 batz.
Peut-être un tel avertissement est-il nécessaire, deux siècles plus tard, pour freiner un projet urbanistique qui risque non pas de creuser une ornière dans la route, mais de défigurer l'ensemble du quartier, au mépris d'un patrimoine industriel dont l'intérêt a été pourtant reconnu par le canton de Vaud, les archéologues et historiens.
Un pâté de franche laideur menace, il a nom « plan d'affectation Les Moulins ».

La partie ancienne des moulins, rive gauche. L'appartement de Jules Rod donnait sur l'échauguette
Les Moulins ? Il faut savoir qu'ici coule la rivière aux reflets vert sombre qui a donné son nom à la ville. Son cours émergeant des gorges creusées de marmites glaciaires nous fait cadeau d'un des plus beaux paysages du canton ; il est aussi à l'origine d'une activité de meunerie et de forge déjà mentionnée dans les franchises accordées à la cité en 1404. Vingt ans plus tard fut construit le magnifique pont de pierre du Moulinet – le plus ancien de Suisse encore debout. On a célébré en 2024 le six centième anniversaire de cet ouvrage qu'un ermite finança, dit-on, et sur lequel passèrent des milliers de chars où s'entassaient les sacs de farine.
Le premier moulin rive gauche, qui ne comptait que deux roues jusqu'à la fin du 18ème siècle, passa à neuf en 1814. Vingt ans plus tard, le complexe se compose de cinq bâtiments avec trois moulins, un foulon de teinturier, un martinet de forge, un grenier et une huilerie. Retenons le nom du pionnier industriel qui va lui donner un essor considérable : Jules Rod (1845-1922). Ce fils d’un meunier de Serrières (NE) installe une centrale électrique en 1891, modifie le barrage.
Les locaux devenant exigus, il s'étend dès 1898 sur la rive droite de l’Orbe, relie les nouveaux bâtiments au chemin de fer, crée en 1915 une société au capital (considérable pour l'époque) de 550 000 francs. Après sa mort, les Grands Moulins de Cossonay rachètent les moulins Rod en 1933, les développent à leur tour. De nouveaux silos (années 40, puis 60) dominent les anciens moulins de leur masse. Au plus fort de son activité, la société emploie 173 personnes, vend dans toute la Suisse de la semoule de blé dur, de la farine de blé tendre, les aliments pour animaux Rodynam. Elle a des entrepôts à Saint-Gall, en Valais et dans le port de Rotterdam. En 1984, un permis d’agrandissement est refusé. La production baisse et finit par cesser en 1997.


À gauche, une aquarelle des moulins signée Alexis-Nicolas Pérignon (1774). À droite, le pont du Moulinet, le moulin et la Grande Abbaye, peinture de Louis Samuel Carrard (1780)
Ce rappel historique permet de souligner une chose essentielle : les moulins Rod et le pont qui les relie forment un tout, un ensemble – rare en Suisse – qui raconte six siècles d'histoire industrielle. Et cela se voit précisément dans l'aspect hétéroclite des constructions - des soubassements voûtés du XVIème siècle aux silos de béton des années 60, en passant par les hangars de tôle, les rails et les quais de chargement, les déversoirs à l'abandon enchâssés dans un entrelacs de métal, les dégagements uniques, les perspectives… Tout cela participe de l'identité du lieu et fait son charme unique.
Bien entendu, il ne s'agit pas de le garder en l'état, figé. La brave dame qui demandait à l'archéologue Jean-Blaise Gardiol venu faire état des lieux sur les moulins Rod si on ne pourrait pas y réinstaller une activité similaire se fait des illusions. Le futur quartier accueillera des habitants, des bureaux, des magasins, des cafés, une partie muséale espérons-le. Mais on n'y moudra plus de grain, du moins pas celui d'antan. Une ville vit, s'adapte.

Convoi de camions Rod transportant la farine, années 1920, photo S. Reymond
Peut-être faut-il insérer ici une remarque plus générale sur Orbe. Elle est un des joyaux les plus méconnus du canton de Vaud. Ses mosaïques romaines de Boscévaz, les plus spectaculaires au nord des Alpes, ont été indignement négligées par le canton jusqu'ici, mais ce mépris ne durera pas éternellement. La vieille ville elle-même avec son château et fortifications, son église Notre-Dame récemment restaurée, ses nombreuses et belles demeures du XVIIIème siècles, ses venelles mérite largement qu'on s'y attarde. Elle a fait l'objet en 2022 d'un excellent guide d'histoire et d'architecture publié par Laurent Auberson aux éditions Alphil.
Et quand on redescend du côté de la rivière par la rue du Moulinet et sa « pierre à sabot », on arrive au quartier des Moulins.

La partie moderne des moulins vue depuis le sud, à gauche les silos circulaires des années 1940, flanqués de silos rectangulaires après 1960
Il va falloir parler du massacre qui, hélas, s'y prépare. Si je lui consacre ce long texte, c'est que tout n'est (peut-être) pas perdu. Commençons par les bonnes nouvelles :
En 2012, la ville s'est dotée d'un Schéma directeur « Orbe Sud » validé par le canton, afin d' «assurer un développement cohérent du sud de la commune ». Ce schéma directeur précise que « dans un souci de cohésion, les deux rives de l’Orbe ont été pensées comme un tout. (…) Le secteur pris en compte va donc du pont de la rue du Moulinet à celui de la route de Chavornay et concerne aussi bien la rive droite que la gauche.
Pourquoi est-ce important de le souligner ici ? Parce que la commune a fait exactement le contraire : elle a commencé par négocier avec le promoteur l'avenir de l'ancienne partie des moulins sur la rive gauche - aujourd'hui protégés pour l'essentiel, c'est heureux - avant de mettre à l'enquête, en avril 2025, le plan d'affectation concernant leur partie la plus récente en rive droite. En cela, elle a jeté aux orties l'impératif de cohérence exigé par le schéma directeur ! Pourquoi est-ce une bonne nouvelle ? Parce que dans ces conditions, le canton pourrait bien exiger qu'elle revoie sa copie.

Piliers de béton soutenant les silos
C'est ce que suggère une lettre figurant dans le dossier d'enquête. Datée du 11 février 2022, elle émane de la Direction générale de l'aménagement du territoire (le canton, donc) et juge le plan d'affectation de la rive droite « inadmissible » en raison de son « surdimensionnement ».
Un passage mérite d'être largement cité : « Le plan d'affectation prévoit 600 habitants/emplois, dont 190 habitants, répartis sur une surface de plancher déterminante d’environ 31'000 mètres carrés sur une surface de terrain déterminante de 19'069 mètres carrés, correspondant à un indice d’utilisation du sol d’environ 1.62. (...) La dernière variante de simulation pour le dimensionnement de la zone à bâtir, datée du 26 mars 2020, (...) fait état d’une surcapacité de 446 habitants en centre et de 149 habitants hors centre, démontrant un surdimensionnement conséquent.
« Le projet n’est ainsi pas admissible au regard de la mesure A11 du plan directeur cantonal car il participe au surdimensionnement de la commune d’Orbe. C’est pourquoi nous avions émis un avis défavorable au projet et avions demandé à ce qu’il soit abandonné (selon notre avis préliminaire du 2 décembre 2019). Les éléments présentés dans le cadre de l’actuel examen préalable ne nous permettent pas de revoir notre détermination. Une entrée en matière pourrait toutefois être envisagée si le projet abandonnait les logements prévus ou s’il démontrait qu’il peut supprimer son surdimensionnement. »
Or ce projet "surdimensionné" ne semble pas avoir été revu à la baisse dans la version mise à l'enquête. Curieusement, le rapport accompagnant le plan d'affectation reste très, très flou sur le nombre envisagé d'habitants/emplois.

Un toboggan de bois à double hélice hélicoïdale pour descendre les sacs de farine
Avant d'examiner les plans, venons-en à la deuxième bonne nouvelle. Si la population locale était relativement peu sensible à son patrimoine industriel il y a encore vingt ans, les choses ont évolué depuis. Cela notamment grâce à Pierre-André Vuitel qui, en 2008, s'est lancé dans l'aventure un peu folle de restaurer les anciens moulins d’Orbe, avec des personnes en mesure d’insertion professionnelle. Pendant plus de dix ans, avec l'association Développement 21, il s'est battu pour sécuriser et aménager le lieu en musée, salle de projection de films, théâtre, café avec terrasse au fil de l'eau.
Au cours de cette période, le musée a accueilli 36 000 visiteurs au total, a été distingué par le « Clou Rouge » de Patrimoine Suisse. À Orbe et ailleurs, on a commencé à se dire que ces moulins avaient une sacrée valeur ! Mais en septembre 2020, faute de soutien municipal et d'accord avec le promoteur, Pierre-André Vuitel (qui n'a pas un caractère facile, dit-on, mais n'est-ce pas le lot de ceux qui font bouger les choses?) a jeté l'éponge.

Pierre-André Vuitel
Arrive donc… le promoteur. Avni Orllati lui-même, l'homme dont les chantiers ont connu un développement fulgurant dans le canton de Vaud, non sans susciter quelques rancoeurs et rumeurs (jamais étayées sérieusement : il a gagné un procès contre un ex-journaliste reconverti en détective qui avait mené une enquête rocambolesque sur sa société). Avni Orllati est un grand timide, au contact agréable disent ceux qui ont affaire à lui, ouvert. Dur à la tâche, et en affaires.
À Orbe, il a déjà pas mal construit dans le quartier des Gruvatiez, voisin des moulins. Et c'est lui qui, associé à Patrimonium, possède les terrains concernés par le plan d'affectation « Les Moulins » (la commune et deux privés en ont aussi une petite part). Homme de flair, Avni Orllati a non seulement acheté des parcelles mais, à cause des grands silos auxquels les Urbigènes ont fini par d'habituer, des volumes constructibles dont il n'aurait même pas osé rêver s'ils avait projeté de bâtir sur des terrains nus ! Bonus inespéré pour les investisseurs.

En rive droite, les constructions du XXème siècle, qui vont de 1902 aux années 60
On se dit que, logiquement, cela ne devrait pas aller sans de très solides contreparties.
On les cherche en vain dans tout le projet. Le schéma directeur fixe pourtant que « l’implantation de programmes publics sera privilégiée ». On se frotte les yeux : rien. Mieux, la présentation publique du projet exhibe une page (27) intitulée « culture valorisée ». Une page vide - enfin pas tout-à-fait : on y trouve la jolie vue historique du pont et des moulins et la photo d'un potelet d'information. C'est tout, pas une ligne de texte. Comme ce silence est parlant !
Le projet…
Précisons à l'intention des non-spécialistes qu'un plan d'affectation définit des volumes, des implantations, le genre d'utilisation, mais pas l'architecture – qui fait l'objet de plans ultérieurs. Le maître d'oeuvre y joint néanmoins des simulations pour préciser ses intentions, l'impact sur le paysage environnant.


Le plan d'affectation "Les Moulins" mis à l'enquête, volumes et coupe.
Les objectifs résumés au point 1.2 du rapport de mise à l'enquête se veulent rassurants :
-
« Requalifier et densifier l'ancien site industriel "Les Moulins", en y assurant un développement harmonieux et durable, tout en déterminant les mesures nécessaires à la préservation de ses éléments construits dans l'intérêt de la protection du patrimoine."
-
« Mettre en valeur les éléments remarquables du patrimoine bâti ainsi que la qualité architecturale d'ensemble du site tout en y permettant une intégration des nouvelles constructions ».
Ces objectifs sont-ils réalisés par le projet proposé ? Hélas non, trois fois non ! Les plans sont la négation des belles intentions affichées ci-dessus, on va voir comment.

Simulation (proposée par le promoteur) des silos reconvertis en appartements
D'abord, interrogeons-nous. À quoi tient l'identité industrielle, l'ambiance particulière des moulins ? Elle repose principalement sur deux éléments :
1. Un ordre contigu serré, des éléments imbriqués les uns dans les autres comme un Lego géant, ainsi que relevé plus haut. Ce côté disparate, organique dicté par les développements successifs du site en définit justement « l'image », son originalité. Or le plan d'affectation l'anéantit complètement en projetant six « barres » perpendiculaires à la rivière, proprement alignées, tip-top en ordre, d'une stérile banalité, gommant tous les détails et rappels de l'histoire.
La plus volumineuse de ces « barres » n'est autre que l'ensemble constitué par les silos des années 1940 et 1960 – mais des silos désormais méconnaissables, coupés du reste - et du coup boursouflés, disproportionnés, perdant tout sens. Le rapport a beau affirmer que « les quatre bâtiments qui présentent des qualités historiques à préserver contournent l'espace de la place centrale et contribuent à rendre visible la trace historique de l'ancienne activité industrielle des lieux, renforçant ainsi le lien avec l'identité de la ville », c'est archi-faux ! Rien n'y est plus contraire que ce pitoyable alignement, ce Gruvatiez gonflé aux amphétamines, ce placage urbanistique dénué de toute inspiration.

Le nouveau quartier vu depuis le sud-est, le long de l'Orbe
2. Les silos sont, à part la partie ancienne et son échauguette, le principal « signe visuel » des moulins. Mais ils seront affreusement défigurés. Leur transformation en logements, telle que suggérée par les simulations, leur porte une double et irréversible atteinte. Des balcons débordants, envahissants, d'une prétentieuse et froide laideur, effacent toute la verticalité initiale de ces constructions. Une pompeuse attique vitrée posée sur le toit, parachève cette destruction.
Les promoteurs se défendront en disant que ce ne sont que des « vues d'artiste », qu'il faut attendre la mise à l'enquête définitive... Ce traquenard souvent utilisé ne doit pas tromper ici : il suffit d'aller regarder le site du bureau d'architectes auteur des dessins pour comprendre qu'il ne décolle JAMAIS de cette horreur lisse et passe-partout !
Visuellement, la réaffectation des silos telle qu'envisagée par le plan d'affectation répond à la définition même du monstre : quelque chose de très volumineux, de foncièrement inesthétique parce que dénué d'âme, de cohérence, de toute référence à des éléments familiers, acceptables par la population.


Anciennes installations de chargement des camions et wagons, désaffectées dans les années 1990
On pourrait ajouter à cela d'autres remarques. Par exemple que la place (voulue « de référence » par le schéma directeur) n'en est pas vraiment une, mais un lieu de passage ouvert à tous vents, annoncé « minéral », doté d'aménagements minimalistes. Par exemple que le sort de la passerelle – élément visuel fort joignant les deux rives – reste inconnu, de même que son utilisation par le public. Par exemple que deux constructions (une maison du 18ème siècle et une autre de 1854 qui abritaient d'anciennes tanneries) devraient être démolies selon les plans présentés.
Bref : aucun respect du passé, aucune vision d'avenir. Rien qu'une machine à faire du fric.

Un sac des moulins Rod
Patrimoine Suisse a fait opposition à ces plans. Moi aussi, sans illusions sur le poids que peut avoir un citoyen qui n'habite pas Orbe et a juste le mauvais réflexe d'aimer cette ville.
Peut-être reste-t-il un espoir. Un espoir qui serait une prise de conscience d'Avni Orllati lui-même. Il joue assez gros dans cette affaire, pas seulement de l'argent, mais l'image de lui-même qu'il laissera aux générations futures : celle d'un parvenu bétonneur crachant sur le passé de son pays d'accueil ? Ou celle d'un homme prêt à se remettre en question ?

Voie ferrée de chargement dans la partie moderne des moulins
Dans le cas présent, la solution que je préconise serait d'organiser un concours d'idées pour la remise en valeur globale des anciens Moulins Rod, en y intégrant les données immobilières qui rendent l'opération rentable, la partie muséale aussi. Une petite recherche sur internet montre que les projets de réhabilitation de ce genre sont nombreux, les exemples réussis ne manquent pas. Il y en a en France, en Suisse aussi (Sion et La Chaux-de-Fonds). Le thème inspire les architectes, le public apprécie les anciennes halles reconverties, les volumes inhabituels, les traces d'antan, les échappées surprenantes.
Surprenez-nous, M.Orllati !

L'enseigne des anciens bureaux, rive gauche
Orbe, 2016-2025. Fuji X100V, Leica M11 + apo-Summicron 35mm.
© Jean-Claude Péclet 2025