Service public




Au fond, rien ne ressemble plus à une manifestation qu'une autre manifestation: un cortège, plus ou moins fourni, des slogans scandés au mégaphone, banderoles et cartons griffonnés et colorés selon la cause. Dans ma ville (Lausanne), je connais un photographe qui n'en manque pas une, par conviction. Je mis dis parfois qu'il pourrait organiser un grand quizz: épingler une centaine d'images, en cachant les pancartes, et demander qui défendait quoi à quel moment.
Je n'ai pas l'esprit militant, rares sont les causes qui m'ont vu défiler comme participant, l'Ukraine envahie fut la dernière en date. Pourquoi donc m'intéresser à une manifestation d'enseignants vaudois, auxquels se joignait le personnel du social et de la santé publique? La première raison est la curiosité: les Vaudois, peu rebelles de tempérament, sont rarement plus de dix mille à se réunir pour manifester; la plupart du temps, leur colère se dlue dans le compromis.
Or ce mardi 9 décembre 2025, il s'agissait de la huitième journée d'action de la fonction publique. Près de soixante écoles sont en grève dans tout le canton et, rareté, les collèges arborent de tonitruantes condamnation de l'autorité qui les paie, alors que par tradition, la politique se fait très discrète dans le monde de l'éducation. C'était aussi la quatrième manifestation d'importance. Elle a attiré 25 000 personnes selon les organisateurs, 21 500 selon la police, 15 à 20 000 selon mon propre pifomètre plus sévère. Peu importe, ils étaient nombreux et, comme j'ai pu l'observer, venaient de tout le canton, pas seulement de la capitale plus politisée.
L'autre raison qui m'a mené à l'esplanade de Montbenon autour de 17 heures 30 est à la fois météorologico-esthétique et liée au calendrier de l'Avent: ce mardi, ils régnait sur Lausanne un épais brouillard dans lequel se fondaient à la fois l'éclairage public, les décorations de Noël et les accessoires lumineux amenés par les manifestants eux-mêmes. L'ambiance était légèrement fantomatique, le passage de la banderole "NON aux coupes!" devant le Lausanne-Palace enguirlandé ou sur le pont Bessières au-dessus duquel la cathédrale étrennait son nouvel éclairage bleu évoquant plus les chiottes pour drogués qu'un lieu de culte accueillant, avait une touche surréaliste.
Un mot tout de même sur le contexte de la manifestation. Après une assez longue période de vaches grasses, le canton de Vaud doit couper dans des dépenses qui ne cessent d'enfler, alors qu'une partie de la population (pas seulement la plus riche) réclame depuis des années un allègement de l'impôt, parmi les plus lourds de Suisse. La majorité de droite au Grand Conseil et au Conseil d'État a dégagé un paquet d'économies, encore en discussion au moment où j'écris ces lignes, dont pâtissent, entre autres, les employés de l'État.
"Sacrifice supportable pour des employés généralement mieux lotis que dans le privé", argumente la droite, d'autant plus que diverses compensations le rendront quasiment indolore pour la majorité d'entre eux, notamment ceux relevant des classes de salaire inférieures.
"Atteinte au pouvoir d'achat et à la fonction publique", rétorquent les syndicats et la gauche. S'il ne s'agissait que de cela, l'affaire n'aurait pas pris cette dimension. Mais s'y ajoute que le gouvernement actuel du canton manque cruellement de cohésion, de charisme et de vision après l'ère des deux mâles alpha Pascal Broulis et Pierre-Yves Maillard ("Brouillard et Malice", selon un député), qui savaient tricoter des compromis.
Le Conseil d'État est empêtré dans plusieurs affaires financières délicates dont celle dite du "bouclier fiscal": une application hasardeuse, pendant des années, de ce mécanisme évitant la surtaxation des grosses fortunes a entraîné des pertes fiscales importantes, peut-être des centaines de millions de francs. Elles ne sont pas chiffrées aujourd'hui encore. D'autres baisses fiscales ont, elles, été votées par la majorité de droite sous pression d'une initiative lancée par les milieux patronaux.
Pour la gauche, la manœuvre est claire: Vaud a remboursé l'essentiel de ses dettes, sa situation financière n'est pas dramatique. Celle-ci est brandie comme un épouvantail, le but final étant de démanteler le service public. Pour la droite, ce sont au contraire les syndicats et les partis de gauche qui saisissent ce prétexte pour montrer leurs muscles en prévision des prochaines élections communales et cantonales. L'enjeu n'est pas qu'une question de sous, il est politique, ce qui le rend plus intéressant.
P.S.: Trois jours après cette manifestation, alors qu'un nouvel appel à la grève est lancé pour le 14 décembre et que les débats parlementaires s'enlisent, le Conseil d'État vaudois a renoncé à la baisse de salaire prévue pour les fonctionnaires.
Lausanne, 9 décembre 2025. Nikon Z5II + Nikkor 40mm f.2 (léger, autofocus efficace!)
© Jean-Claude Péclet 2025