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Jean-Claude Péclet
Aliano, Matera, parc du Pollino
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G R A P H I E
"Au-dessus de la terrasse, le ciel était immense, plein de nuages changeants. On se serait dit sur le toit du monde ou sur le pont d'un navire ancré sur une mer pétrifiée."
Carlo Levi, "Le Christ s'est arrêté à Eboli"

M'y voici donc, sur cette terrasse, telle que la découvrit Carlo Levi en 1935 quand le régime mussolinien le condamna à un an de confinement au village d'Aliano, en Basilicate. Les catelles rouge et ocre, les barrières en fer, l'espace si vaste qu'il vous aspire: rien n'a changé sinon la route, désormais goudronnée, qui serpente en contrebas. On devine quel sentiment contradictoire étreignit le médecin, peintre et écrivain turinois découvrant sa prison à ciel ouvert: alors que le paysage ondulant sous ses yeux éclatait d'une liberté sans bornes, lui-même n'avait pas le droit de s'éloigner du bourg.
Le récit de son confinement l'a rendu célèbre. Au-delà de l'homme, la destinée de son livre "Le Christ s'est arrêté à Eboli" souligne - de plus d'une manière! - le pouvoir des mots, comme on le verra dans ce texte. Mais parlons d'abord du Carlo Levi moins connu: le médecin. Proscrit, surveillé, il n'avait en principe pas le droit de soigner les villageois. Mais l'incompétence crasse des deux "docteurs Knock" locaux et la corruption du pharmacien étaient si notoires que les paysans firent vite appel à cet étranger tombé du ciel. Les autorités fermèrent les yeux, l'exilé développa ainsi avec la population locale une complicité qui donne à ses observations une rare profondeur.
Dans ses longues périodes de désœuvrement, Carlo Levi peignait. Des paysages d'abord puis, de plus en plus, les portraits des habitants. Pour les enfants, c'était facile, ils étaient toute une horde à dégringoler à ses côtés entre les pyramides d'argile caractérisant la géologie de la région, se disputant l'honneur de porter chevalet et boîte de pinceaux. Approcher les femmes était plus compliqué vu les rudes coutumes locales. Mais là aussi, parce que "don" Carlo était médecin, un peu extraterrestre, il sut créer un lien de confiance. À Aliano (devenu "Gagliano" dans le livre de Levi), une pinacothèque dont les fenêtres grinçantes donnent sur le précipice expose les tableaux et dessins qu'il réalisa sur place. Et aussi de touchantes photographies d'époque où l'on retrouve les protagonistes du livre. Ainsi cette photographie de Carlo Levi entouré de trois enfants, prise sur le même toit-terrasse que ci-dessus.

Voici quelques exemples de son travail de peintre et dessinateur. Levi représente le labeur quotidien, des visages de femmes où la fatigue a creusé des traits durs, le profil (orange), chagrin et crainte mélangés, d'un émigrant. À l'époque de son confinement, une première vague d'exil s'était déjà produite vers les États-Unis. Certains villageois en revenaient riches, d'autres pas. Dans les masures, le portrait de Roosevelt côtoyait celui de la Vierge.




"De tous côtés, on ne voyait que des précipices, au-dessus desquels les maisons paraissaient suspendues en l'air; tout autour rien que de l'argile blanche, sans arbres et sans herbes, où les eaux avaient creusé des trous, les cônes, des plages d'aspect malveillant, comme dans un paysage lunaire."
"Le Christ s'est arrêté à Eboli"


Le paysage joue un rôle majeur dans le livre de Levi. Oppressant, inamical, succession infinie de replis glaiseux et traîtres où vous guettent la malaria et les mauvais esprits, il est un personnage à part entière.
Mais pourquoi ce titre, "Le Christ s'est arrêté à Eboli"? Levi l'a tiré d'une coutume locale diamétralement opposée à la légende des Rois Mages. Alors que ceux-ci déposent or, myrrhe et encens aux pieds du Christ, il était d'usage à Aliano qu'en fin de l'année, les paysans offrent aux notables locaux quelque humble présent, reçu avec indifférence, voire mépris. Il ne suscitait aucun cadeau en retour; les pauvres donnaient aux puissants, c'est ainsi que les choses devaient être!
Le constat est posé dès les premières lignes du livre: "Nous ne sommes pas des chrétiens, nous ne sommes pas des hommes, nous ne sommes pas considérés comme des hommes, mais comme des bêtes, des bêtes de somme, encore moins que des bêtes, moins que les gnomes qui vivent leur vie libre, diabolique ou angélique, parce que nous devons subir le monde des chrétiens, au-delà de l'horizon, et en supporter le poids et la comparaison."

Qu'en est-il aujourd'hui, que ressentirait Carlo Levi s'il redécouvrait Aliano en 2025 (sa dépouille, elle, est déjà revenue au cimetière)? Il se demanderait... où sont passés les gens! L'écrivain estimait la population de la commune à quelque douze mille âmes quand il y était confiné. Elle atteint difficilement le millier d'habitants actuellement, dont une majorité de vieux. Les deux activités principales sont la culture des oliviers et le tourisme.
Par un ironique retournement du sort, la triste réputation du bourg éloigné de tout qui poussait les fascistes à y exiler les dissidents est devenue un argument de vente. Par son témoignage empathique, Carlo Levi lui a donné ses lettres de noblesse! Outre l'émouvante pinacothèque, un petit musée paysan propose ses masques de carnaval et un moulin à huile, juste sous l'appartement qu'occupait Levi. Son buste orne une placette où un curieux portique domine le "fosso del bersagliere": la légende veut que des villageois mécontent aient précipité un gendarme trop zèlé dans cet éboulis.


Françoise Lieberherr-Gardiol, avec qui je partage ce voyage et que je présenterai tout à l'heure, a déniché LE restaurant d'Aliano ouvert en cette arrière-saison, réservé une table. Il faut viser une ruelle de traverse, sonner puis monter des escaliers au sommet desquels la serveuse n'attendait pas si tôt les uniques clients que nous sommes. L'aménagement de la grande salle indique qu'il va s'y passer quelque chose, mais quoi, mystère... Il n'y a pas de menu, nous mangerons ce que la patronne prépare au débotté, et qui se révèle délicieux. Antipasti goûteux, gratins délicats, pain maison et pâtes "al dente" se succèdent en même temps que les tenanciers du restaurant ravis de faire la conversation à ces hôtes qui semblent apprécier les plats.
Pendant ce temps, la grande salle voisine s'anime. Des gens se sont sagement assis sur le pourtour tandis qu'un gaillard en veste bleu clair, dégaine de représentant de commerce reconnaissable à dix lieues, s'agite autour d'une grande table. Il déballe, déplie, déploie, dévoile et déblatère, intarissable. C'est bien cela: nous assistons à une démonstration-vente de matelas- mousse ("extra-légers"), oreillers et tutti quanti. Quand j'aurai bu ma petite liqueur à l'orange ("pas trop sucrée, faite maison") et que nous aurons réglé l'addition (pas trop salée), les bonimenteurs seront toujours au corps à corps avec leur public.
Le Christ s'est peut-être arrêté à Eboli, mais les vendeurs de matelas ont été plus loin dans le Sud profond.

Rembobinons maintenant ce court voyage (sept jours) à son début, car Aliano en était la dernière étape. L'idée de se rendre en Basilicate puis en Calabre est née d'une conversation estivale avec l'ethnologue genevoise Françoise Lieberherr-Gardiol.
Il n'y a guère d'endroit au monde dont Françoise n'ait ramené des carnets remplis de notes - en particulier les régions où survivent, contre vents d'hiver et marées d'envahisseurs, les têtues civilisations montagnardes. Ce n'est pas un hasard. Les ancêtres de Françoise sont des Gardiol, nom qui ne désigne pas seulement une famille, mais une langue qui se parle encore à Guardia Piemontese, en Calabre, et une minorité religieuse longtemps persécutée: les Vaudois.
Attention, il ne s'agit pas pas ici des habitants du canton de Vaud, mais d'un courant religieux minoritaire - au même titre que les Cathares - qui fut excommunié au concile de Vérone en 1215. Ces disciples de Pierre Valdo, riche marchand lyonnais qui avait vendu ses biens pour prêcher un évangile "décrassé" des compromissions catholiques, furent pourchassés, souvent massacrés partout où ils s'établissaient. Mais ils étaient résilients, essaimèrent en France, en Italie, en Allemagne et jusqu'en Pologne. De cette tenace ascendance, Françoise Gardiol a hérité un intérêt marqué pour les fragiles communautés marquées par l'exil. Elle en a tiré un livre en 2021: "Déracinements, exils et renaissances - des routes Gardiol" (L'Aire - Ouverture).
Ce lien n'était pas encore évident à la fin des années 1970 quand une équipe pluridisciplinaire italienne dont elle faisait partie a gagné un concours pour un grand projet: présenter un concept de parc naturel dans le massif du Pollino, au sud des Apennins. L'équipe de Françoise défendait une approche novatrice pour l'époque: ne pas se focaliser uniquement sur la préservation de la nature, mais réfléchir avec les communautés locales - certes clairsemées - à leur avenir, sonder leurs attentes, leurs craintes. "Un parc avec l'homme et pour l'homme", retenir les jeunes sur la terre de leurs ancêtres.

Ce projet est devenu réalité en 1993: le massif du Pollino culminant à 2248 mètres (ci-dessus dans sa robe automnale), est même le plus grand parc national d'Italie. Que sont devenues les intentions d'alors, quels projets se sont réalisés, quels rêves se sont évaporés? Françoise n'y était retourné qu'une fois, brièvement, en 2004, sous la conduite de son collègue et ami Nino, de son vrai nom Annibale Formica, premier directeur du parc naturel. De mon côté, je ne connaissais même pas l'existence de la région! C'était amplement suffisant pour nous décider à sillonner le massif au soleil d'octobre, en saluant Annibale Formica au passage.
Notre avion s'étant posé à Bari, où nous ne souhaitions pas nous attarder, nous avons immédiatement pris la route pour poser nos valises à Matera.

Matera, c'est... un écroulement, un empilement? Un délire d'architecte? Ses milliers de maisons semi-troglodytes s'accrochent au moindre repli de deux cuvettes que l'érosion a creusées dans le tuf - les "sassi" Caveoso et Barisano qui se déploient comme les ailes d'un papillon. C'est une ville-escaliers sculptée dans le calcaire tendre et friable, un labyrinthe où chaque cavité en cache deux autres.
Promue capitale européenne de la culture en 2019, Matera est aujourd'hui une destination touristique, les maisons-cavernes transformées en coquets B&B avec douche à l'italienne et wi-fi... Comment imaginer cette ville avant cette transformation radicale? C'est encore vers Carlo Levi qu'il faut se tourner - ou plutôt vers sa sœur qui décrivit avec précision le choc éprouvé en faisant escale à Matera en 1935. Ce texte essentiel se retrouve dans "Le Christ s'est arrêté à Eboli":
"C'est ainsi qu'à l'école, nous nous représentions l'enfer de Dante. Je commençai, moi aussi, à descendre par un chemin muletier de cercle en cercle. Le sentier extrêmement étroit passait en serpentant sur les toits des maisons, si on peut les appeler ainsi. Ce sont des grottes, creusées dans la paroi d'argile durcie du ravin, chacune a une façade sur le devant, certaines sont même belles, avec de modestes ornements du XVIIIème siècle. (...) J'apercevais l'intérieur des grottes, qui ne voient le jour et ne reçoivent de l'air que par la porte. Certaines n'en ont même pas, on y entre par le haut, au moyen de trappes et d'échelles..
"Dans ces trous sombres, entre les murs de terre, je voyais des lits, le pauvre mobilier, les hardes étendues. Sur le plancher étaient allongés les chiens, les brebis, les chèvres, les cochons. Chaque famille n'a, en général, qu'une seule de ces grottes pour toute habitation et ils y dorment tous ensemble, hommes, femmes, enfants et bêtes. Vingt mille personnes vivent ainsi. Des enfants, il y en avait un nombre infini. Dans cette chaleur, au milieu des mouches et de la poussière, il en surgissait de partout, complètement nus ou en guenilles.Je n'ai jamais eu une telle vision de misère et pourtant j'y suis habituée, c'est mon métier."


La sœur de Carlo Levi poursuit sa description-réquisitoire, minutieuse: "J'ai vu des enfants assis sur le seuil de leur maison, dans la saleté, sous le soleil brûlant, les yeux mi-clos et les paupières rouges et gonflées; les mouches s'y posaient, et eux restaient immobiles, sans même faire le geste de les chasser. C'était le trachome. (...)Je rencontrai d'autres enfants aux petits visages ridés de vieillards squelettiques et affamés, la tête pleine de croûtes et de poux. La plupart avaient de gros ventres enflés, énormes, et de pauvres visages, jaunes de malaria. (...) Il me semblait, sous ce soleil aveuglant, être tombée sur une ville frappée par la peste." Une foule d'enfants, croissante, la suit et répète: "Signorina, dammi u chini!" Elle croit d'abord qu'il s'agit d'une aumône, de bonbons. Non. Ce qu'ils réclament, c'est de la quinine.

Madonna del Gonfalone (XVIe siècle), cathédrale de Matera

Sol en briques, maison-grotte du Vico Solitario
On imagine mal aujourd'hui le retentissement qu'eut le livre de Levi quand il fut enfin publié, en 1945. L'Italie sortait de la guerre et du fascisme, découvrait ou feignait de redécouvrir la problématique du mezzogiorno. Visitant la ville en 1948, le leader communiste Palmiro Togliatti décrivit les sassi comme "une honte nationale". La politique s'en mêla en 1952, le gouvernement d'Alcide De Gasperi promulgua la loi 619, vaste projet de HLM pour reloger la population.
Mais - ô surprise - tous les habitants ne sont pas pareillement intéressés à troquer leur maison-grotte contre un deux-pièces en béton avec WC, bidet, gaz, électricité. Ceux qui vivent au fond des sassi, dans les pires conditions d'hygiène oui, mais d'autres rechignent. La police en déloge certains de force. Et pourquoi pas
raser carrément les sassi, cette "honte nationale"? s'échauffent les esprits hygiénistes les plus déterminés.
Un vaste mouvement se mobilise alors pour préserver le témoignage bâti d'un habitat, d'un mode de vie vieux de plusieurs siècles. Une fois de plus se manifeste la puissance des mots. Intellectuels et artistes (dont Carlo Levi) défendent la valeur patrimoniale des sassi, un microcosme avec ses églises, ses placettes pour se rencontrer, discuter, ses artisans, son système d'irrigation et de citernes dont les archéologues n'ont que récemment saisi toute l'ingéniosité. Matera, coquille vide et menacée, se retrouve bientôt sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO...
Au Palumbaro Lungo et dans d'autres recoins du sasso Barisano, des labyrinthes souterrains voient se succéder des citernes creusées dans le tuf, d'une capacité de plusieurs dizaines de milliers de litres chacune, communicantes et étagées de manière à se compléter mutuellement. Parfaitement polies, concaves au centre pour décanter les résidus, c'est un petit chef d'œuvre d'ingéniérie rustique. Certains de ces endroits ont successivement fonctionné comme monastère, moulin à huile, ateliers, réservoir...


Tandis que Françoise et moi nous faufilons dans l'étroit dédale qui poudre de blanc les habits, impossible de ne pas songer à la thèse du "familiarisme amoral" défendue dans les années 1950 par le politilogue Edward Banfield après une "enquête" dans un village de Basilicate, Chiaromonte. Peu importe qu'il ne parlât pas un mot d'italien (sa femme, émigrée, traduisait), ce chercheur américain qui n'avait pas le dixième du sens de l'observation d'un Carlo Levi développa une thèse sur l'incapacité du mezzogiorno à rattraper son retard.
Le "familialisme amoral" désigne (dénonce) une attitude de repli sur les intérêts immédiats de l'entourage familial, au détriment de l’intérêt collectif. Pour Banfield, les liens communautaires traditionnels, familiaux, l’amitié restreinte à un cercle étroit expliquent le manque d’esprit civique des populations du sud de l’Italie. Exclusives et égoïstes au point d'en devenir "amorales", ces relations familiales empêchent toute solidarité, cantonnent les individus à des relations instrumentales et particularistes.
Ce texte n'a pas l'ambition d'entamer un débat sur le bien-fondé des thèses de Banfield - qui ont leurs adeptes aujourd'hui encore. Simplement, en visitant le complexe système de citernes du Sasso Barisano lesquelles ne servaient visiblement pas qu'à une seule famille, même élargie, je m'interroge: comment concilier cet exemple de gestion collective des intérêts avec le "familiarisme amoral"...


Longeant les avenues, plus commerçantes, qui dominent le Sasso Barisano, nous arrivons au Palazzo Lanfranchi, qui est aussi musée d'art médiéval et moderne. Bien que Matera soit encore bien fréquentée par les touristes en cette fin d'octobre, nous en sommes les seuls visiteurs! Tant mieux pour nous. Les tableaux de Luigi Guerricchio, dont voici deux exemples ci.dessus, décrivent le Matera des années 70 à 90, quand la ville fut d'abord un trou fantomatique dont les yeux noirs fixaient le vide - "to be or not to be"... - avant de revenir à la vie.
Au Palazzo Lanfranchi, il y a surtout l'œuvre la plus monumentale de Carlo Levi, "Lucania 61'", directement inspirée de son séjour à Aliano. Cette fresque de 18 mètres de long (!!) pour trois mètres de haut est dédiée à l'écrivain et militant socialiste Rocco Scotellaro, dont les romans dénoncent le déclin du mezzogiorno en insistant sur d'autres facteurs que le "familiarisme amoral". Les reproductions de la fresque - celle du dessous est la continuation, sur la droite, de celle du dessus - ont été faites avec un téléphone portable et ne rendent évidemment pas justice à l'incroyable diversité des personnages représentés. Puissent-elles vous donner envie de pousser les portes du Palazzo Lanfranchi.


Évoquer la pauvreté passée de Matera n'empêche pas de se laisser envoûter par sa beauté intemporelle. Même la sœur de Levi fut fascinée par cette ville-paroi, "pittoresque et saisissante". Empruntons au hasard, tandis que le soleil levant n'a pas encore réchauffé le lit de la Gravina, une des ruelles pavées en imaginant que jadis y résonnaient le chant du coq, le braiment des mulets, tous les bruits exhalés par ses innombrables orifices de cet orgue pétrifié célébrant la lumière triomphant des ténèbres.




De Matera, nous prenons la route pour San Paolo Albanese où nous attend Nino, l'ami de Françoise. Chemin faisant, nous passons devant une maison de cantonniers abandonnée au Val d'Agri, typique de la présence toujours fragile de l'Autorité dans ces régions éloignées...


Rendez-vous à midi avec Nino au bas de la place Skanderberg. Ce guerrier albanais du XVème siècle, Georges Kastrioti de son vrai nom, est très important, célébré comme un héros - qu'il fut - dans une cinquantaine de villages en Basilicate, Calabre et Sicile où survit la culture arbëresh.
À l'époque où les Turcs soumettaient les Balkans, le sultan avait coutume d'enlever les enfants des seigneurs locaux pour les élever selon la tradition ottomane et en faire de dociles vassaux. Avec Georges Kastrioti, il tomba sur un os. Le jeune noble se révéla être un redoutable combattant, au point que Mourad II lui confia de hautes charges militaires. Mais quand le sultan lui préféra un gouverneur plus malléable pour administrer son fief natal, le sang de Skanderberg ne fit qu'un tour. Il mobilisa la noblesse albanaise, hissa le drapeau rouge à aigle noir et déclara l'indépendance. Il tint tête aux Turcs jusqu'à sa mort en 1468. Ce n'est qu'ensuite que des milliers Albanais, progressivement envahis, cherchèrent refuge au sud de l'Italie. Ils y vivent toujours, gardant leur langue et coutumes.
O moj e bukura « More » si të lash – si të lash e më s’të pashë, Atje kam unë zotnin tate, atje kam une zonjën mëm, atje kam dhe tim vëlla. Vajta kalova të gjithë kalabrinë askund nuk gjeta si Arbërinë, dy manushaqe në dorën time , ja zgjata njërën arbëreshës time. . . .
(Oh ma belle More, depuis que je t’ai laissé, je ne t’ai plus revue. Là-bas j’ai monsieur et madame, là-bas j’ai mon frère. Je suis allée et j’ai traversé toute la Calabre, mais je n’ai trouvé nulle part comme l’Arbëri (actuelle Albanie), deux violettes qui se trouvent dans ma main, j’en ai tendu une à mon Arbëresh…)

Maria Ciancia, Annibale ("Nino") Formica et Fançoise Liberherr-Gardiol au jardin botanique de San Paolo Albanese
Elle est bien vide la place Skanderberg de San Paolo Albanese, "plus petite que dans mon souvenir", dit Françoise. Nous avons pourtant bien lu le programme de la 6ème édition de la Festa "Croce e Basilico": célébration de la divine liturgie à l'église Esaltazione Santa Croce, balade au jardin botanique, jeux, visite guidée du musée arbëreshe, discussion autour de la biodiversité et des produits locaux, dégustations et spectacle musical. Un peu d'animation, espérions-nous.
Traversant le village désert, nous suivons Nino dans sa cuisine où, avec les gestes maladroits du mari provisoirement célibataire (son épouse s'occupe des petits-enfants à Rome), il nous sert un café en expliquant que la fête, originellement prévue en septembre, a dû être repoussée à cause du décès accidentel d'un jeune du village. La collision d'un enterrement et de célébrations aurait effectivement plombé l'ambiance...
Surtout que des jeunes, il n'y en a plus beaucoup à San Paolo Albanese. Ici comme ailleurs, le Grand Exode a frappé - quelles qu'aient été les ambitions de celles et ceux qui ont pensé le Parc national du Pollino. L'école a fermé il y a quelques années, les démarches administratives se font à Chiaromonte, à trois quarts d'heure de routes sinueuses, il n'y a plus de médecin, presque plus aucun commerce, les bus passent rarement. La population, qui était encore de 600 habitants quand Françoise y est venue la première fois - "on rencontrait encore des bergers ramenant leurs bêtes au son des "zampogna" (cornemuse antique), des femmes en costume" - a chuté à quelque 200 habitants. Héritée de temps meilleurs, la maison de commune incongrue, disproportionnée, les logerait tous.

Que reste-t-il? Le sens de l'humour. Au bout d'une ruelle, Nino énumère les bourgs sur les collines qui nous entourent et s'arrête sur l'un d'entre eux qu'il ne désigne qu'indirectement: "quel paese..." ("ce village-là"). Colobraro - j'ai révélé son nom, malheur sur moi! - traîne la très, très ancienne réputation de porter la poisse à ceux qui, justement, le prononcent. Malins, les locaux ont transformé la vieille malédiction en argument touristique. À Colobraro, les visiteurs peuvent acheter une amulette les protégeant du mauvais sort, avec certificat d'authenticité. Le certificat n'étant valable qu'un an, il faut revenir pour en prolonger la validité...
San Paolo Albanese, hélas pour lui, ne bénéficie pas d'une telle légende. Alors le village meurt à petit feu. On s'attendrait à ce que les maisons envahies de végétation s'affaissent au même rythme - "que la mauvaise herbe envahisse le seuil de ta demeure!", dit une insulte locale - mais non: leurs propriétaires, peut-être établis à l'étranger ou dans des parties plus dynamiques de la Péninsule, conservent et entretiennent ce lien avec leur passé. D'où le flottement que l'on ressent à s'y promener entre volets clos et lits froids - un sentiment que vivent toutes les régions où les nouvelles générations n'ont plus envie de trimer comme l'ont fait celles de leurs parents ou grands-parents.



Pardon, Nino, d'opposer mon scepticisme teinté d'humour noir aux efforts qui ont été ceux de toute ta vie. Mais quand tu nous a fait visiter le Musée de la Culture Arbëreshe où l'on admire les magnifiques et robustes habits colorés à base de... genêt que les villageoises tissaient après un dur travail préparatoire - bouillir, marteler, démêler, assouplir et filer la fibre - je n'ai pu m'empêcher de noter que le musée emploie deux personnes, pas à plein temps certes, mais qu'aucune n'était disponible en ce jour de fête et visite officielles. C'est toi l'octogénaire qui as dû courir chercher les clés.

Robe traditionnelle arbëreshe, musée de San Paolo Albanese
Et que dire de ce débat public - le seul moment où nous avons vu la population de San Paolo Albanese - dont l'intitulé seul prenait trois lignes de texte? Il y était question de biodiversité à préserver, de produits locaux à valoriser et d'agritourisme - rien de très neuf. Mais pour en parler, pas moins de quatorze (!) intervenants, dont deux femmes, cornaqués par une tête à claques de journaliste qui a très vite éteint toute velléité de discussion avec une belle efficacité.
C'était pourtant bien parti. Le syndic Mosè Antonio Troiano avait souligné le défi No 1 défi de San Paolo Albanese: le "spopolamento" (dépeuplement). Mon italien rouillé m'a empêché de comprendre une partie de la suite, mais ce handicap permet de se concentrer sur le langage corporel, les enchaînements, la direction générale du débat. Celui-ci a explosé en tous sens: baratin sur la planification territoriale, sur la meilleure façon de "communiquer les produits touristiques". Un bref espoir a éclairé la salle quand un costaud en blouson de cuir, agriculteur revenu au pays, a pris la parole. Il avait sans doute des expériences concrètes à partager, notamment sur "ces projets dont on sort épuisé avant même que débute leur réalisation"; de même qu'un industriel de la transformation agricole venu tout exprès. Cela ne semblait pas intéresser le meneur de jeu, eux-mêmes semblaient ne se faire aucune illusion sur l'intérêt porté à leur cas.
Pendant ces interminables deux heures et demie, une très belle femme en costume traditionnel est restée stoïque, immobile deux rangs devant moi, regard au loin, léger sourire aux lèvres. Elle apaisait à intervalles réguliers son enfant qui s'ennuyait ferme, déesse grecque égarée dans un conclave de pythies radoteuses. Elle était là pour la décoration, comme le drapeau. Pas de danses. Le concert qui a suivi, inspiré de musique traditionnelle selon le présentateur, me frappait surtout par la justesse approximative des voix et la sono trop puissante. La nuit étant venue depuis un moment, j'étais fatigué. Après un rapide bonsoir à Nino, j'ai tiré Françoise vers notre B&B de la CasArancia.

Ô nuits réparatrices! Et culpabilisantes. "J'ai quand même été brusque avec Nino", me dis-je le lendemain en repliant le lit-canapé. Si nous nous sommes peu vus, quelque chose me parle chez ce poète paradoxal: une forme d'amour inconditionnel et désespéré pour ce coin de pays qu'il défendra jusqu'à son dernier souffle. Heureux de ses retrouvailles avec Françoise mais pudique, Nino exprime ses sentiments en lui envoyant par WhatsApp de longs textes publiés il y a vingt ans. Ainsi celui-ci:
"À me perdre dans les solitudes du paysage, je vois s'éloigner les risques de l'isolement. (...) Je porte en moi un morceau d'histoire, celle d'une petite minorité ethno-linguistique d'origine albanaise, pétrie des usages et coutumes d'une culture agro-pastorale, mais aussi la force intègre, non contaminée de la terre, de l'eau et de l'air qui m'enveloppent. (...) Libéré, contre ma propre volonté, du pénible et frustrant parcours humain, j'en reviens, finalement, à m'immerger dans ce territoire, ses odeurs, ses traces, ses récits. J'ai secoué de mes épaules résistances et hostilité; recommencé à observer la nature, les arbres, les feuilles, les animaux."
Je n'ai pas encore lu ces lignes extraites d'un article paru dans le Quotidien de la Basilicate en novembre 2003 quand, Leica en bandoulière, je m'engage au petit matin dans une route ensauvagée, bordée d'un peu de vigne et surtout de vergers à l'abandon. La poussière d'or que soulève le soleil levant dans les épis de fol avoine suscite en moi le sentiment, reconnaissable entre tous, de vivre un moment de grâce - et qu'avive la photographie.




Au petit-déjeuner (frugal, mais Françoise carbure essentiellement au ristretto), c'est décidé: nous ne partirons pas comme des voleurs après la soirée en queue de poisson d'hier et accompagnerons Nino voir "son" jardin botanique. Y monter par maints lacets n'est pas évident, mais le lieu est paradisiaque. Entre les rangées d'arbres fruitiers, on aperçoit le massif du Pollino. Tout autour se développent des chênaies, particulièrement magnifiques dans la lumière d'automne.






Comme le chantait Graeme Alwright: "Ça m'fait d'la peine, mais il faut que je m'en aille"...
Notre étape du jour n'est pas longue puisque, de San Paolo Albanese, nous nous rendons au village perché de Chiaromonte - celui-là même que choisit Edward Banfield pour étudier le "familiarisme amoral" des populations attardées du Sud. La pizzeria locale ne permet ni d'infirmer, ni de confirmer cette thèse, pas plus que la sympathique logeuse de l'Antica Dimora qui nous reçoit en coup de vent car elle doit aller chercher son fils à l'école.

Église St-Jean Baptiste et place Garibaldi, Chiaromonte



Nous arrivons dans le vif du sujet: le massif du Pollino, que nous n'aurons pas le temps (ni la force en ce qui me concerne, Françoise étant indestructible) de parcourir à pied. Sur la carte, j'ai choisi les petites routes passant au plus près des sommets, avec un crochet par la Madonna del Pollino. La météo, mi-chèvre mi-chou, ne promet rien mais n'interdit rien non plus. En route donc, avec un arrêt-café à San Severino Lucano, point de départ de nombreux excursionnistes, même si le siège officiel du parc se trouve à Rotonda.


Les routes du Pollino sont trop étroites pour s'orner d'une ligne blanche en leur milieu, mais un autre marquage nous intrigue: une succession de tas de crottes, parfois si rapprochés qu'il faut slalomer du volant pour les éviter. Trop grosses pour être celles de chèvres ou moutons. Pas assez molles pour être des bouses de vaches. Au bout d'un certain nombre de kilomètres, le mystère s'éclaircit: ce sont des chevaux, qui galopent en toute liberté dans ces montagnes et semblent apprécier le goudron pour y faire leurs besoins.
En toute liberté? Les renseignements sur le sujet sont diffus et parfois confus. Les chevaux du Pollino, de différentes races, comprennent un certain nombre (non spécifié) d'animaux dits "féraux" ou "marrons", c'est-à-dire retournés à l'état sauvage. Je lis sur certains sites que la plupart ont bel et bien des propriétaires et des abris pour se protéger du froid au creux de l'hiver. Ils sont en tout cas des centaines - peut-être plus à en juger par leurs abondantes déjections - à sillonner le Pollino, pas trop farouches, partageant les pâturages avec les vaches qu'ils concurrent aussi, question nourriture...

Quelques-uns nous observent au sanctuaire de la Madonna del Pollino, où tout est fermé. Nous sommes les seuls visiteurs sous un ciel alternant éclaircies et nuages menaçants. Le rêve de tout photographe!






La chance était avec nous à la Madonna del Pollino, elle nous lâche au col de l'Impiso. La pluie s'installe, le ciel se bouche. Dans ces conditions, il ne vaut plus la peine de marcher jusqu'au Belvedere del Malvento, le bien-nommé, et de se faire rincer pour ne rien voir! C'est l'endroit d'où j'espérais admirer, de loin au moins, l'arbre-symbole du Pollino: le pino loricato, qui pousse entre 900 et 2000 mètres d'altitude, et dont un des plus vieux exemplaires a plus de 1200 ans. J'y pense en actionnant les essuie-glace de la voiture: il faut bien, n'est-ce pas, rabaisser les mérites du pino loricato puisque je n'en aurai pas vu... De chaque voyage, on ramène quelques grains de frustration; le pin du Pollino, dont la silhouette échevelée évoque Don Quichotte luttant contre les géants, sera la mienne.

Nous avons abordé le massif du Pollino par le nord-est et en ressortons au sud-est - à Morano Calabro plus précisément où nous posons nos sacs pour trois jours au pied du château normand, dans un hôtel "diffus" (plus de détails là-dessus dans un moment).
Coiffant un cône presque parfait, la cité médiévale de Morano Calabro a inspiré un amoureux de l'Italie, Maurits Cornelis Escher, qui l'a représentée dans plusieurs dessins (dont celui ci-dessous) et s'en est inspiré pour imaginer ses escaliers si emberlificotés qu'on ne sait plus si on est en train de les monter ou les descendre, ce qui est une jolie allégorie de l'existence.



À vol d'oiseau, Morano Calabro n'est guère plus proche du golfe de Tarente (20-30 kilomètres) que San Paolo Albanese. Pourtant, entre ces deux endroits, l'atmosphère est très différente. Comment dire? Ici, on respire davantage la présence méditerranéenne, peut-être parce que la mer Thyrénienne se trouve aussi à une heure de voiture. le paysage est davantage marqué par les activités humaines, plus ouvert.
C'est après tout par cette plaine de Sibari où coule le torrent Raganello que sont passées différentes vagues d'envahisseurs!

Nous voyons ci-dessus la plaine depuis Cività. C'est une autre de ces communautés arëbeshe parsemant la Basilicate et la Calabre. Ici comme à San Paolo Albanese, la population a chuté, mais moins. Il reste une place du village animée, des cafés, des commerces, des paysages spectaculaires, dont un "pont du Diable" au fond d'une gorge; plusieurs maisons sont en voie de rénovation en cet automne 2025, notamment un impressionnant entrepôt témoignant de la position stratégique qu'occupa ce nid d'aigle.

Cività, maison traditionnelle rénovée

Cività, le "pont du Diable" (en bas à droite) dans la gorge du Raganello

Fonds baptismaux de l'église Santa Maria Assunta. Les arëbeshe pratiquent le rite orthodoxe


Si près de la mer...
Il n'y plus qu'à s'y laisser glisser pour prendre un bain - d'histoire - au Parc archéologique de Sibari, perdu dans une zone mi-industrielle, mi-touristique assez peu engageante. Le musée lui-même est un bâtiment moderne pour lequel on a visiblement dépensé beaucoup d'argent.
Le résultat, hélas, déçoit lourdement. Est-ce le fait que l'exposition semble en pleine restructuration (sans que cela soit clairement indiqué)? On peine en tout cas à y trouver une logique, un souffle, et même les renseignements de base en se perdant dans ces salles mal fichues où quelques objets intéressants n'évitent pas un sentiment d'entassement désordonné.
Oublions le parcours muséal, plutôt son absence, et résumons un grand moment de l'Antiquité: au huitième siècle avant JC, les Grecs, en pleine phase d'expansion vers l'Ouest, fondèrent à Sybaris dans le golfe de Tarente (à l'endroit où nous sommes), leur plus importante colonie. Tenez-vous bien: un centre urbain de 300 000 habitants, représentant deux fois la superficie d'Athènes!! Réputée pour son raffinement, son luxe, ses lieux de loisirs et de plaisirs, Sybaris a même donné naissance à substantif dépréciatif, sybarite, désignant une personne menant une vie molle et voluptueuse...
Sybaris essaima bientôt dans tout le sud de l'Italie, au-delà de la Calabre. L'expansion prit brutalement fin en - 510 quand Crotone, à la tête d'une ligue de cités, attaqua et vainquit Sybaris, rasa la ville et détourna même un fleuve pour recouvrir les ruines. C'est dire qu'il y a, aujourd'hui encore, du travail pour les archéologues, maintes universités (dont celle de Berne) ayant participé aux fouilles.
Cent cinquante ans après la défaite, les descendants grecs de Sybaris revinrent à la charge, à quelques kilomètres de là, sur le site de Thourioï, avec moins de succès. Parmi les colons se trouvaient plusieurs célébrités: l'architecte Hippodamos de Milet qui traça les plans d'une ville se développant selon une grille de rues à angle droit, idée reprise des siècles plus tard; le sophiste Protagoras, qui rédigea le code des lois; et surtout l'historien Hérodote, qui écrivit à Thourioï ses ultimes récits. Il y est très probablement enterré, on ignore où.
Admirateur d'Hérodote, je ne peux m'empêcher de penser à lui tandis que nos pneus martèlent les irrégularités de la route à Thourioï, aujourd'hui banlieue informe sous un crachin maussade. Pardonne-nous, "premier grand reporter et ethnographe de l'Histoire" si nous avons roulé par mégarde sur ta dépouille.

Hérodote
Notre journée d'excursion depuis Morano Calabro est décidément un tutti frutti historique captivant, jalonné de découvertes étonnantes. Après le nid d'aigle arbëreshe de Cività et les débarquements grecs à Sibari, le temps de grignoter quelques sushis en bord de route dans un restaurant chinois aseptisé où une bande de potes beuglent leur testostérone, voici, cinq kilomètres plus loin, la fabrique de réglisse Amarelli.
Famille de grands propriétaires et militaires tôt élevés au titre de barons, les Amarelli ont commencé à récolter et transformer la racine de glycyrrhiza glabra autour de l'an 1500, il y a quatorze générations, ce qui leur ouvre les portes du très select club des Hénokiens (entreprises familiales plus que bicentenaires). L'usine se trouve toujours au même endroit et comprend plusieurs bijoux architecturaux restaurés avec goût. Un petit mais très beau musée (quel contraste avec le parc archéologique!) mérite le détour.

Fabrique Amarelli, Rossano

Ce "pneu" commandé spécialement par Pirelli pour célébrer l'anniversaire du cinturato est entièrement composé de réglisse
Il reste aux deux dévoreurs de livres que Françoise et moi sommes à engager notre pataude Audi dans les redoutables lacets de Rossano - magnifique vieille ville que nous n'aurons hélas pas le temps de visiter - jusqu'au musée diocésain jouxtant la cathédrale di Santa Maria Archiropita. J'y laisse quelques décilitres de sueur, mais encore une fois, nous voici seuls, avec la guide, face à un trésor: le Codex Purpureus Rossanensis.
En avril 2025, j'avais eu la chance de voir, brièvement exposée à Delémont, en Suisse, la célèbre Bible de Moutier-Grandval, qui date des années 830. Le codex (ou Évangéliaire) de Rossano est encore plus ancien: les experts situent l'écriture de ce manuscrit au Vème-VIème siècle, et sa provenance d'Antioche, en Syrie. Le texte contient les évangiles de Matthieu et de Marc. Il a été écrit avec de l’encre d’argent et d’or et compte une série de 14 miniatures illustrant la vie et l’enseignement du Christ. Probablement apporté à Rossano par un moine fuyant l’invasion arabe au IX-Xe siècle, il est resté ignoré pendant des siècles, à l’abri du trésor de la cathédrale. Il a retrouvé la lumière au début du XIXe siècle grâce aux travaux de deux savants allemands, O. von Gebhart et A. Harnack.
Non seulement nous avons sous les yeux un des plus anciens textes religieux du monde, mais aussi un des plus beaux, avec son fond pourpre. Le manuscrit a été restauré de 2012 à 2016, la guide glisse qu'il a fallu beaucoup tirer l'oreille de Rome pour que le codex soit restitué à Rossano.

La Cène et le Lavement des pieds (Codex purpureus rossanensis)

Arrière de la cathédrale de Rossano et cour du musée diocésain

Nous ne pouvons quitter la cathédrale de Rossano sans voir l'icône de Santa Maria Archiropita. Presque contemporaine du Codex (entre 580 et le début du VIIIème siècle), il s'agit une image "acheiropoïète", c'est-à-dire "non faite de main d'homme" selon les origines latine et grecque de ce mot. Bref, une image d'origine inexpliquée, miraculeuse.
Dans le cas présent, la légende veut que l'ermite Efrem ait prédit à un noble en fuite, Maurice, qu'il deviendrait l'empereur de Byzance. La prédiction se réalisa et l'empereur reconnaissant fit construire une chapelle. Mais chaque fois que des artistes voulaient y dessiner la Sainte Vierge, leur travail disparaissait, remplacé par l'icône miraculeuse. La voici donc, ci-dessus.

Nicola Bloise au Nibbio, Morano Calabro
Voir toutes ces merveilles en si peu de temps n'aurait pas été possible sans nos cafés matinaux sur la terrasse du Nibbio avec Nicola Bloise. C'est un curieux clin d'œil du destin que d'avoir placé au début de notre voyage Nino, le poète nostalgique humant les odeurs de sa terre, et à la fin Nicola, l'homme d'action incarnant un avenir possible pour le Pollino, un avenir combinant les qualités de l'ingeniere et la magie du système D.
Nicola a d'abord construit des routes, des dizaines de kilomètres de routes. Puis est arrivé le doute. Comme ingénieur civil, il gagnait bien sa vie, mais où le conduisait ce stress du toujours plus, toujours plus loin? En 1998, il a fondé avec quelques amis une association à but non lucratif et commencé à racheter quelques maisons autour du château normand de Morano Calabro. Pour une bouchée de pain, car les masures menaçaient ruine. Les villageois ont haussé les épaules - "s'il a envie de jeter son argent par les fenêtres..." - et lui ont amené des tonnes de vieilleries dont ils ne voulaient plus. Lui récupérait tout, sans discuter.
Vingt-cinq ans plus tard, Il Nibbio a rénové plus de vingt maisons - "sans un sou d'argent public", insiste-t-il - en mariant audacieusement modernisme et tradition, comme seuls savent le faire les meilleurs designers italiens.
Maçon, muséographe, musicien, charpentier, maréchal-ferrant, décorateur, animateur, Nicola transforme, combine, imagine, ose. Il montre, dans un salon, un affleurement de rocher qu'un précédent propriétaire avait camouflé: "smodernizziamo!", ("nous dé-modernisons"), s'amuse-t-il. Dans le jardin constellé d'outils récupérés, il jette un coup d'œil au-dessus de lui: "Nous assiégeons le château. Tant pis si la population d'ici ne comprend pas notre démarche, ce sont des analphabètes culturels! Morano Calabro comptait près de vingt mille habitants jadis, à peine plus du dixième aujourd'hui. Allons-nous attendre, bras ballants, que tout s'écroule ou que l'État s'en mêle?"
Cette nuit, un coup de vent a mis sens dessus-dessous les tentes nouvellement installées au jardin, il faut démêler les haubans tordus. "Ce n'est pas du travail quand on le fait avec plaisir", dit Nicola que ce contretemps n'empêche pas de nous faire le tour du propriétaire. Dans les locaux restaurés ont déjà pris place une collection ornithologique, une autre d'insectes - sans doute une des plus complètes concernant le massif du Pollino. Chaque maison a son caractère, une d'entre elles fait penser à "la chambre" de Van Gogh. Il y a aussi des salons cosy décorés avec goût pour boire un verre, organiser des séminaires, des conférences, des visites d'écoles. Et le grand projet du moment: transformer une ancienne église en atelier de musique.

Bar-salon au Nibbio
Mais comment font-ils? se demande le piètre bricoleur que je suis. C'est le secret des créatifs. Faut-il un rempailleur, un accordeur de piano, un rémouleur? Quelque mystérieux réseau fera surgir la compétence demandée. Ainsi fonctionne l'albergo diffuso. On y vient pour quelques jours (comme nous, qui l'avons choisie tout-à-fait au hasard) ou pour quelques semaines. Ce n'est pas vraiment un hôtel, plutôt une façon de voyager, selon les codes d'une fraternité qui se reconnaît à l'étincelle dans le regard.

Chiesa San Pietro e Paolo, Morano Calabro, et massif du Pollino

Chiesa San Pietro e Paolo, Morano Calabro, orgue du XVIIIème siècle (détail)


Il Nibbio
Entendant ma toux de plus en plus caverneuse, Nicola a tiré d'une étagère poussièreuse une bouteille de vieille gentiane. Remède idéal pour un dernier plongeon dans le passé, particulièrement humide par un jour de pluie tenace. Françoise et moi zigzaguons sur les petites routes de montagne, au.dessus du brouillard enveloppant l'autoroute A2 en contrebas.

Près de Papasidero, la grotte del Romito à laquelle nous accédons sous un petit déluge abrite quelques tombes du paléolithique supérieur et surtout un des plus beaux exemples d'art rupestre en Italie: un aurochs de 1,20 mètre de long, parfaitement dessiné.


À Papasidero toujours, voici le sanctuaire de la Madonna di Costantinopoli, au bord de la rivière Lao. Il servit de lazaret pendant la peste de 1656. L'endroit, isolé, est romantique à souhait.

...Et c'est ainsi que se termine notre voyage, puisque j'ai déjà parlé plus haut de la dernière étape à Aliano. Parmi les nombreuses images qui me restent, j'en choisis une qui n'est sans doute pas la plus spectaculaire, mais peut-être une des plus intrigantes. Ceux qui ont de très bons yeux y liront cette inscription gravée dans la pierre entre la fenêtre et la porte de cette maison seigneuriale à Morano Calabro:
"Qui non si gode immunità"
("Ici, on ne jouit pas de l'immunité")
On trouve ailleurs des avertissements similaires, l'affaire remontant semble-t-il au XVIIIème siècle. Depuis le Moyen-Âge, il était d'usage que certains bâtiments, religieux surtout, accordent protection à qui la demandait - fût-il un voleur ou un assassin. Au fil du temps, les abus se multiplièrent si bien que des pétitions populaires circulèrent et que la pratique fut abolie par le pape.
Finie la rigolade! On se dirait un peu en 2025.
