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Entlebuch en boucle

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Ce billet est le récit images-textes d'une balade vélocipédique de quatre jours avec mon fils Vincent (ci-dessus) dans l'Entlebuch, entre Thoune, Lucerne et Langnau im Emmental. Les intéressés trouveront des cartes et indications pratiques au bas de cette page.

1. Thoune-Flühli
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"Il faut qu'il arrive ce col, maintenant !..."

Inexorablement, le compteur de mon Flyer poursuit son compte à rebours, bien trop rapidement à mon goût: plus que trois kilomètres avant que la batterie ne déclare forfait. L'air fraîchit, le ciel s'assombrit, cela fait un moment que le soleil a basculé derrière les montagnes. Le chemin devient de plus en plus raide et caillouteux, deux génisses curieuses nous barrent le passage. De toutes façon, ce passage est trop pentu, il faut pousser la bécane chargée de bagages. Allons-nous terminer l'ascension ainsi, dans la nuit?

C'est la première fois depuis que je roule électrique que je me trouve à court de "jus". Habituellement, je m'enorgueillis - on a la fierté qu'on peut, à mon âge... - de recourir plus à la force des mollets qu'à celle du moteur. Disposant d'une centaine de kilomètres d'autonomie en mode "éco", il m'est arrivé d'en parcourir plus de 80, y compris un col de difficulté moyenne, et de rentrer avec un peu de réserve. Mais aujourd'hui, il y a deux ascensions, et j'ai déjà roulé avant notre départ de Thoune. Bref, le stress augmente au fur et à mesure que le jour et la température déclinent. Tout-à-l'heure, au pied de la montée, nous avons fait halte vers une sorte de hangar où des agriculteurs compatissants m'ont laissé brancher mon chargeur. Mais après un quart d'heure à se refroidir au bord d'un torrent, la batterie avait juste gagné quelques kilomètres. Ils m'évitent la panne sèche mais...

..."Il faut qu'il arrive ce col, maintenant !"

Entre Bumbach et Kemmeri, j'avoue qu'un écriteau en bois invitant à "dormir comme au temps de Jeremias Gotthelf" dans une solide ferme bernoise surplombant la route m'a brièvement tenté, d'autant plus que je viens de lire "L'Araignée noire" (1837) dudit Jeremias, de son vrai nom Albert Bitzius, pasteur de son état. Un livre à déconseiller aux arachnophobes, sinon c'est un très vivant tableau de la Suisse paysanne des siècles passés ! Mais trève de divagations littéraires: j'ai déniché  à Flühli un hôtel historique qui s'annonce charmant. À Flühli nous irons donc. Néanmoins...

..."Il faut qu'il arrive ce col..."

...Maintenant! Au moment où je répète ma rengaine (où est passé ton goût de l'aventure, vieux ronchon?), le chemin s'aplanit et se transforme miraculeusement en un velours de bitume. Nous y sommes ! Il me reste moins de trois kilomètres d'autonomie, mais peu importe, car maintenant tout n'est que descente, billard et volupté. C'est à peine si nous donnons quelques coups de pédale jusqu'à ce qu'apparaissent les lumières jaunes du Kurhaus Flühli.

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La cour intérieure du Kurhaus Flühli. Ci-dessous, l'ancien chauffage à catelles, la salle à manger et le couloir à l'étage.

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Stefania Martinelli, la directrice, nous accueille dans ce très bel établissement construit en 1899. Un premier hôtel avait été ouvert un demi-siècle plus tôt, puis détruit parce que trop rustique pour la clientèle venue flâner ou se refaire une santé à l'ombre des sommets aux noms de birchermuesli: Schibegütsch, Böli, Türstehäuptli... Le Kurhaus, comme beaucoup de réalisations de ce genre, a connu des fortunes diverses; il vivotait plus qu'il ne vivait ces dernières décennies, entre changements de propriétaires et de gérants, jusqu'à ce qu'un nouvel investisseur finance des travaux de rénovation qui ont pris dix-huit mois. "Je crois que nous sommes bien stabilisés maintenant", dit Stefania Martinelli. La cuisine (goûteuses assiettes de chasse pour nos estomacs affamés) et un programme d'événements culturels devraient assurer une clientèle diversifiée au Kurhaus, qui a rouvert ses portes en décembre 2021.

En face de l'hôtel, une grande banderole - et des dizaines d'autres sur notre chemin - célèbrent la gloire de Joël (son prénom suffit dans la région). Joël Wicki, 183 cm. et 110 kilos, natif de Sörenberg, tout à côté, vient d'être sacré roi 2022 de lutte suisse.

2. Glaubenberg
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Flühli

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Roormoos

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Hasle

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Populaires dans les cantons alpins catholiques: les mâts annonçant la naissance d'un enfant. Ici à Unteregg

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Élevage de lamas à Finsterwald

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La Grosse Entle à Gründli

La nuit a rechargé les batteries du cycliste et du vélo. C'est néanmoins d'un oeil suspicieux que je surveille le compteur affichant l'autonomie restante tandis que nous attaquons les premiers lacets du Glaubenberg, un col culminant à 1543 mètres d'altitude, au coeur de la biosphère de l'Entlebuch, classée au patrimoine mondial de l'UNESCO.

 

C'est la troisième fois en cinq ans que je visite la région. Qu'est-ce qui m'y attire? Peut-être cet entrelacs de vallées comprimées les unes contre les autres. N'était le vert électrique des pâturages et les forêts, j'imagine ce que pourrait donner le paysage vu de haut: les circonvolutions d'un cerveau. Notre tour, passant par les crêtes, permet au regard de plonger dans ces sillons préalpins au fond desquels se nichent des villages qui ne voient guère le soleil d'octobre à mars. C'est aussi la terre de Nicolas de Flüe, l'ermite pacificateur déjà évoqué sur ce site. Et, bien sûr, l'Entlebuch offre le tapis roux et or des marais, lieu de vie intense que l'homme s'est employé pendant des siècles à "assainir", niveler avant de réaliser tardivement qu'il est le berceau même de la biodiversité.

"Qu'est-ce qu'un paysage?", interrogeait le photographe Charles Coturel devant ses troublantes images exposées à la Ferme des Tilleuls de Renens. "La nature façonnée par l'homme." Les coins de paradis où nous aimons nous ressourcer, que nous photographions sous toutes les coutures ont tous été modifiés peu ou prou par l'homme; même les forêts dites "primaires" ont subi par l'air, l'eau les effets de l'industrialisation mondialisée. Reste la manière de mener ce dialogue avec la nature. Dans les fragiles sillons préalpins, elle ne peut être que mesurée, par tradition et parce que les grosses machines n'aiment pas la pente.

Vivre ici, si paradisiaque soit la vue, n'est certes pas une sinécure. Est-ce pour cela que les naissances y sont annoncées loin à la ronde par des troncs grossièrement équarris, fièrement plantés autour de la ferme et garnis de panneaux colorés, d'un petit sapin au sommet?

N'étant pas pressés par le temps, nous montons le Glaubenberg à petite vitesse, batterie sur mode "éco". Juste avant une épingle à cheveux au-dessus de la Grosse Entle, nous faisons pause au bord de la rivière, Vincent sort de sa caisse jaune la récompense de nos efforts: un petit butagaz et une cafetière italienne où glougloute un nectar qui stimule nos coups de pédale jusqu'au sommet. Très peu de passage au col, la buvette est déjà fermée. Le reste n'est qu'une longue et tranquille descente jusqu'au lac de Sarnen, que nous longeons jusqu'à Sachseln, avant une ultime remontée sur Flüeli-Ranft - le village de Nicolas de Flüe - et son extraordinaire hôtel Pax Montana.

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Col du Glaubenberg

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Hôtel Pax Montana, Flüeli-Ranft

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3. Lucerne
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Elle était annoncée, elle est au rendez-vous: une pluie tenace nous accompagne aujourd'hui - pas de quoi effrayer un cycliste équipé d'un bon coupe-vent étanche. Lutins orange et rouge, nous traversons une forêt parsemée de blocs erratiques, où les employés de la voirie ont aménagé une place de pique-nique cinq étoiles, tip-top en ordre, WC, bois de feu et outils de barbecue à disposition, règlement affiché bien en vue. Vu la météo, nous ne rencontrons personne à part un garde-forestier qui s'enquiert de notre provenance. "Flüeli-Ranft? Ah, Bruder Klaus! Ein guter Mann!" Sicher.

Arrivés à Niederdorf, bec dans l'eau: le bac que nous pensions prendre pour traverser le lac des Quatre-Cantons est déjà hors-service jusqu'au printemps prochain. Nous en sommes quitte pour un retour à Stans, et le hasard fait bien les choses, car sur la place où nous nous apprêtons à pique-niquer sur le pouce, une dame en attente, les deux mains accrochées à son étui de violon, nous interpelle du regard. Elle a envie de nous dire quelque chose à propos de l'étrange sculpture en bronze noirci - "La Jeune fille et la Mort", de Rolf Brem - qui tranche avec ce lieu chargé d'histoire officielle. "C'est grâce à mon père qu'elle a été érigée. Il vivait dans la maison juste derrière nous, où je suis née. À cet endroit se trouvait déjà une sculpture en bois, qui a été renversée par un camion. Mon père a souhaité qu'elle soit remplacée par une oeuvre qui fasse contrepoint à la très présente église baroque voisine." C'est ainsi qu'un squelette curieusement coiffé d'une sorte de chapeau de gaucho enlace une jeune femme se regardant dans un miroir; leurs regards semblent lancer un défi au clocher de l'église St-Pierre et Paul.

La dame au violon me signale encore l'ossuaire visible dans une des chapelles en contrebas de l'église. Quant au monument à Arnold de Winkelried, natif de Stans, héros légendaire de la bataille de Sempach, il est difficile de le rater sous son imposante semi-coupole de granit gris. Réalisé par le sculpteur Ferdinand Schlöth après moult tâtonnements et concours, il est surtout éloquent sur les efforts entrepris par la jeune Confédération de la seconde moitié du XIXème siècle pour se forger une histoire commune, faite de hauts faits d'armes nourrissant la fierté populaire. La composition triangulaire du bloc de marbre de Carrare montre un Confédéré mort, sur lequel un Winkelried agonisant après avoir saisi une pleine brassée de piques autrichiennes, tourne son regard vers un jeune homme brandissant son morgenstern vers une victoire que l'on devine acquise grâce au sacrifice du preux Arnold. "Prenez soin de ma femme et de mes enfants", auraient été ses dernières paroles. "Quel est le salaud qui m'a poussé?", rétorquaient dans la cour d'école les potaches irrespectueux que nous étions.

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Changement d'ambiance. À Lucerne nous attend non pas un romantique hôtel Belle Epoque aux boiseries délicatement ouvragées, mais un "backpackers" où l'on reçoit ses draps et sa housse d'oreiller à la réception. Bon, d'accord, la moyenne d'âge de la clientèle est aussi nettement plus basse, et il y a un baby-foot. Très bien situé, par ailleurs, cinq minutes à vélo de la gare et du centre de congrès où (merci Anna pour le tuyau !), se tient pour quelque jours encore une rétrospective du peintre David Hockney.

Figurez-vous: c'est la première en Suisse pour cet artiste mondialement connu, 85 ans en 2022. Probablement d'ailleurs qu'il s'en fiche comme de son premier gilet rayé. De Hockney, les ignares dans mon genre connaissent les tableaux colorés de piscines californiennes où se mêlent un sentiment de volupté sucrée et de vide angoissant, et puis... ses tableaux de piscines californiennes. Le choix d'oeuvres exposées à Lucerne, de 1954 à 2018, permet d'en apprendre davantage,

D'abord ceci: “I think that the West’s biggest mistakes were surely the invention of the external vanishing point and the internal combustion engine", écrit Hockney en 2007. Pour le moteur à explosion je ne sais pas, mais sa remise en cause de la perspective telle que nous la connaissons depuis la Renaissance m'a paru intéressante (d'où le titre de l'expo: "Moving Focus"). Cela correspond à un questionnement personnel: avant que les neurones ne déclarent forfait, j'essaie de me représenter le monde de façons autres que ce que mes sens (en particulier la vue) ont gravé dans mon cerveau. Raison pour laquelle la lecture accompagnant ce tour à vélo est "Eurêka" d'Edgar Poe, tentative quasi-illisible mais surprenante d'appréhender l'univers (les "Histoires extraordinaires" de Poe ont été un de mes premiers chocs littéraires).

Revenons à Hockney. L'exposition montre plusieurs de ses tableaux à perspectives multiples. L'exercice, je l'avoue, me convainc moins que son usage stupéfiant de la couleur. David Hockney est dans ce domaine un maître d'autant plus revigorant que notre Occident souffreteux de ce premier quart de XXIème siècle, ratatiné sur ses phobies et ses intérieurs tristement épurés semble avoir perdu sa palette, comme le relève une émission de France Culture.

Magistralement réinterprétés aussi, les gigantesques paysages de Hockney inspirés par son Yorkshire natal, combinant de manière optimale la peinture et l'ordinateur. Ses voluptueux bouquets abstraits. Les vrais artistes tentent d'exprimer au plus juste leurs émotions libérées des contraintes sociales et quotidiennes. Cette recherche traverse l'oeuvre de Hocxkney, de façon touchante parfois. J'ai aimé encore son carnet de bord new-yorkais, où seul le rouge fait tache sur des tonalités sombres dans ce cas, et sa lettre à un ami atteint du sida. Et puis ses "portraits doubles", qui me font un peu penser à Hopper.

Pour les tableaux, je renvoie le lecteur au site de l'exposition. De mon côté, je me suis contenté de quelques... points de fuite dans le palais des congrès dessiné par Jean Nouvel et d'immortaliser une fillette aux mimiques craquantes dont la couleur des habits se mariait parfaitement à celle des murs.

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Réception du "Backpasckers" de Lucerne

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Palais des congrès, exposition David Hockney

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4. Route 399
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Kanu Club, Lucerne

Lessivée par la pluie d'hier, l'atmosphère que transperce un bas soleil automnal en devient presque aveuglante. Pour éviter la peu intéressante banlieue lucernoise, nous avons pris le train régional du BLS, carrossé argent et vert pomme, qui se sépare en deux à Wolhusen, notre moitié nous ramenant à Entlebuch. Retour sur les hauteurs également, sauf que cette fois, nous ne prenons pas la route du Glaubenberg au sud-est, mais les lacets qui montent à l'ouest (itinéraire 399 sur SchweizMobil). Étape un peu plus courte, mais marquée par deux montées bien costaudes. Trois, en fait, car arrivés à côté d'une bienveillante chapelle à Bramboden, après avoir fraternisé avec un troupeau de chèvres, nous réalisons que nous nous sommes trompés de chemin. Peu importe: le panorama est glorieux. Reste à plonger dans un vallon, la route affichant une déclivité supérieure à 30%, et à remonter de l'autre côté.

La boucle au lieu-dit Gmeinwärsch vaut le détour, nous avons l'impression de planer entre ciel et terre. Il en va de même au sommet de la deuxième montée, que j'avais pourtant hésité à affronter, le train du retour en Suisse romande n'attendant pas. Un seul conseil: ne manquez pas ce circuit magnifique dont la descente finale aboutit à l'usine de biscuits Kambly, puis plus loin au village d'où vient le jus de pomme Ramseier et son pétillant cousin Schorle, compagnon obligé des vacances. What else?

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Obflüe

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Bramboden

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Chumme

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Vordergraben

Infos pratiques
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Étape 1, Thoune-Flühli: 54 km., 1400 mètres de dénivelé

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Étape 2, Flühli-Flüeli-/Ranft: 57 km., 1300 mètres de dénivelé

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Étape 3, Flüeli/Ranft-Lucerne: 55 km., 450 mètres dénivelé (ici avec rebroussement à Niederdorf, sinon prendre le bac et passer par la rive nord)

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Étape 4, Entlebuch-Langnau im Emmental: 47 km., 1160 mètres de dénivelé

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Entlebuch / Emmental, octobre 2022. Fuji X100V et iPhone (rarement).

© Jean-Claude Péclet 2022. Reproduction soumise à autorisation.

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