
Napoléon, son cheval blanc au château de Marnand...

À propos de la France...
Par quelle pirouette de l'Histoire un peuple qui trancha la tête d'un roi put-il couronner celle d'un empereur dix ans plus tard? Mystère de la psychologie collective, alimenté par le talent qu'avait Napoléon pour se glorifier lui-même. Le "Sacre de l'empereur Napoléon Ier et couronnement de l'impératrice Joséphine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804" commandé à Jacques-Louis David y contribua largement, ainsi qu'un autre tableau du même peintre, "Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard". Le fier général en bicorne dressé sur son fringant destrier compose une scène parfaitement mythique, bien entendu, mais incontournable pour tous ceux qui étudient l'histoire de France.
Quelques souvenirs de l'Empire se mêlent encore aux brumes de la Broye, plus précisément au château de Marnand, où le restaurateur et marchand d'art Luca Bizzozero a réuni de fort belles pièces que l'on peut découvrir sur son site Igra Lignum. Je reviendrai sur ce fascinant personnage, mais pour l'instant, arpentons (grâce à Patrimoine Suisse) les salons du château et retrouvons Napoléon et son cheval blanc dans une composition plus insolite: depuis son cadre, le premier soupèse le visiteur d'une moue légèrement désabusée tandis que le second n'est plus que le coco-bidet d'un enfant.
Malicieux clin d'œil...

“La gloire est le soleil des morts.” (Balzac). Dans une autre pièce, au milieu de commodes plaquées en bois de rose, amarante et filets de sycomore teinté, d'aiguières et flambeaux en argent et d'un fauteuil aux accoudoirs dorés provenant du palais de Fontainebleau, voici l'épreuve en bonze du masque mortuaire de Napoléon.
Enfin: un des masques, car sur ce point comme sur maints aspects de l'impériale existence, les experts se crèpent le chignon. Deux jours après la mort de Napoléon survenue le 5 mai 1821, les médecins Francis Burton et François Antommarchi assistés du domestique vaudois Abram Noverraz réalisèrent une empreinte de son visage; mais il en circula d'autres, toutes présentées comme "authentiques". Les amateurs de souvenirs napoléoniens ont le choix.

Mais assez parlé de morts! C'est un vivant que je veux évoquer, et même un bon vivant, car Luca Bizzozero le dit lui-même: il apprécie un bon repas, et si vous désirez le partager avec lui et son épouse Ludmilla dans les salons du château de Marnand, servi dans une vaisselle d'époque, contactez-le. Le prochain dîner sera préparé par le chef Pietro Catalano, en soutien aux musées de Moudon, il est agendé au 25 juin 2025. Les places sont limitées. Ce n'est pas précisément bon marché, mais l'expérience est certainement unique.

Unique, Luca Bizzozero l'est aussi par son parcours et le mélange de ses (hyper)activités. Imaginez un gai luron qui, tôt matin, nourrit les cochons de sa ferme et déterre quelques tubercules pour le repas, négocie ensuite avec un grand musée français un bureau à cylindre d'époque Louis XVI; l'après-midi, décape avec soin un plancher de chêne jadis enfoui sous les gravats; le soir, dirige un grand orchestre dans un concerto de Pleyel ou une symphonie de Johann Baptist Vanhal. Toute cela avec l'air de bien s'amuser et de ne pas se prendre trop au sérieux.
Tout de même: Tessinois d'origine, diplômé de l’École Normale de Paris, Luca Bizzozero, est devenu expert en restauration et évaluation de mobilier ancien auprès de l’École Drouot, puis de Léopold Dubarry de Lassalle. Tout comme son épouse russe Ludmilla, elle-même diplômée de la Ruhr Universität de Bochum. Pour lui, ajoutons encore un diplôme de chef d'orchestre et une formation-express d'agriculteur...
Le couple s'est spécialisé il y a une dizaine d'années dans les meubles français XVIIIème siècle et Empire, qu'il restaure, achète, vend... et collectionne. Car on ne se lance pas dans ce genre d'activité uniquement pour gagner sa vie, mais aussi par passion. Accumuler de belles pièces dans un appartement-musée n'est pas leur style. Dans leur intérieur, les jouets de bois des enfants côtoient le fauteuil estampillé Lelarge.
Luca et Ludmilla Bizzozero cherchaient un lieu d'exposition correspondant à l'époque des objets dont ils s'entourent; ils se sont intéressés au château de Gréchon au-dessus de Moudon mais l'affaire, impliquant une succession familiale embrouillée, ne s'est pas faite. On leur a signalé le château de Marnand, ancien pensionnat pour jeunes Britanniques fortunées, devenu en 1939 le siège d'une association philanthropique chrétienne dont le nom seul vaut billet simple course pour le paradis: "L’Ange de l'Éternel - Les Amis de l’Homme". L'endroit était inhabité depuis 2015, les murs tirant sur le brun-rose respiraient l'abandon.
Ils sont blancs aujourd'hui, rehaussés aux encadrements d'un bleu azur pour le bâtiment principal (construit en 1699 par Johannes Müller, bailli de Moudon), d'un jaune doré pour le châtelet voisin, dont le toit à la Mansart a retrouvé sa forme originelle.

Tout cela sent un peu le neuf, mais un autre effluve se dégage du château de Marnand, celui de la sueur que n'a pas ménagé son propriétaire pour lui redonner vie - "pour cinquante ans au moins", sourit Luca Bizzozero. Il ne voulait pas acheter les bâtiments seuls mais les neuf hectares autour, comprenant une ferme, des champs, un peu de forêt. Cela fonctionnait ainsi à l'origine, quand la famille de Loys possédait et exploitait le domaine au XVIème siècle. Alors pourquoi pas aujourd'hui? Le rural, lui aussi, a donc été rénové, doté de bétail et de serres. La forêt fournit une bonne part du bois de chauffage, l'eau de source est voisine de celle d'Henniez. Si l'autarcie n'est pas totale, tel est le but pour ce châtelain chaussant volontiers les bottes du paysan.
Oui mais..., à chacun son métier, direz-vous. Telle n'est pas la philosophie de Luca Bizzozero. Écoutez-le se désoler d'entendre des universitaires disserter doctement sur les murs anciens, "alors qu'ils sont incapables de savoir de quel enduit est recouvert celui qu'ils ont sous les yeux". Et, à l'inverse, "de voir des artisans massacrer un linteau pour faire passer un conduit de plastique parce que c'est comme ça qu'ils font d'habitude".
Qu'es-tu devenue, fusion des Intelligences du cœur, de la main et de l'esprit? C'est pourtant ainsi que l'on travaillait avant que l'uniformité mondialisée et l'émiettement des compétences nous rendent analphabètes.


Luca et Ludmilla ont donc mis la main à la pâte. Jusqu'à 16-17 heures par jour quand il le fallait. Concrètement, tout a commencé par une pluie d'ennuis. Un fonctionnaire cantonal exigea l'arrêt immédiat du chantier parce qu'une moquette pourrie des années soixante n'avait pas été inventoriée avant son arrachage. Quelques voisins tout aussi zèlés dénoncèrent de - supposées - irrégularités de chantier commises par ce couple-qui-n'était-pas-de-la-région (la Broye n'est pas un long fleuve tranquille...). Chaque service officiel exigeait son lot de paperasse, il y eut le covid, des délais non tenus...
Que les travaux n'aient duré au total que quatre ans tient presque du miracle. Et aussi à l'engagement des acteurs concernés, dont l'archéologue Jean-Blaise Gardiol, membre du comité de Patrimoi9ne Suisse, qui a analysé en détail les constructions du domaine et garanti que tout y soit restauré selon les règles de l'art.
"Habituellement, les maîtres de l'ouvrage préparent, avant de démarrer les travaux, un dossier aussi épais que possible pour obtenir le feu vert des autorités et des banques, dit Luca Bizzozero. Nous avons procédé de façon diamétralement opposée, presque organique. Or les règles administratives et financières encadrant les restaurations ne sont pas du tout adaptées à cette approche!" Mais le couple a tenu bon. Qui peut savoir ce qui se cache sous plancher, derrière un papier peint? Tout ce qui pouvait être conservé l'a été, pour autant que le travail d'origine soit de qualité. "Il y a eu de bonnes et de mauvaises interventions à chaque époque", relève Jean-Blaise Gardiol.

Luca Bizzozero et Jean-Blaise Gardiol
Le château de Grandes-Marnand revit. Luca et Ludmilla Bizzozero sont bien déterminés à ne pas s'y murer en aristocrates solitaires. C'est, après tout, la vitrine de leur commerce et ce sera aussi un lieu d'accueil. Les jardins sobrement aménagés à la française sous le bâtiment principal s'y prêtent agréablement.
De là, on voit la plaine de la Broye, l'ancien relais de poste de Marnand dont la fontaine se trouve aujourd'hui dans la cour du château.
"À cinq minutes d'Henniez, raconte Ric Berger dans son livre consacré à la région, le touriste observe, à gauche de la route, quelques peupliers et autres arbres symétriquement plantés. C'est là, racontent les gens de la contrée, que Bonaparte et sa suite se rendant au congrès de Rastadt, doivent avoir déjeûné, le matin du 24 novembre 1797." Encore une légende napoléonienne, que démentit l'historien Jean Secrétan!
Si le futur empereur passa à quelques tours de roue du château de Marnand, ce fut très probablement de nuit. Ce qui est sûr, c'est qu'il se paya largement des efforts consentis pour libérer le pays de Vaud des trop envahissantes Excellences de Berne en pillant le trésor de la ville. En mars 1798, les troupes françaises "enlevèrent" les ours de Berne et les ramenèrent à Paris, où ceux-ci éveillèrent quelque temps la curiosité des habitants avant d'y périr prématurément. L'Empire, lui, dura jusqu'en 1815.

Le "châtelet" (1786), dont le toit à la Mansart a retrouvé sa forme d'origine

