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1973, une école de recrues

En 1973, Américains et Vietnamiens signent un accord de paix à Paris. Le Danemark, l’Irlande et la Grande Bretagne rejoignent la Communauté européenne. Patrick Juvet représente la Suisse à l'Eurovision. Picasso meurt. Pink Floyd sort "Dark side of the moon". Les ouvriers Lip occupent leur usine à Besançon. Salvador Allende assassiné, Pinochet prend le pouvoir au Chili.

Et je remplis mes obligations vis-à-vis de la Patrie. Sans enthousiasme mais sans en faire tout un plat. C'est comme ça: quatre mois à "tirer" au régiment d'infanterie motorisée 2, d'abord à la caserne de Bière pour la formation de base, puis en "dislocation" pour tester ce qu'on nous a appris.

En retrouvant ces images cinquante-et-un ans plus tard, je me dis que l'armée suisse - et son rapport au pays - ont plus évolué pendant ce dernier demi-siècle qu'au précédent. En 1989, un gros tiers des Suisses ont dit oui à l'initiative "pour une Suisse sans armée et pour une politique globale de paix". Ce fut un choc. Jusqu'alors, l'armée faisait partie de l'ADN du pays, au même titre que les glaciers sublimes et le chocolat. Elle était imbriquée dans le paysage, le monde agricole, la hiérarchie économico-sociale. Beaucoup de petites et moyennes entreprises en vivaient, comme celle de mon grand-père maternel qui fabriquait, entre autres, ces fichues caisses en bois où nous ranions les grenades à fusil, et dont les poignées sciaient nos articulations. Les souvenirs d'école de recrues, s'ils n'avaient plus la même intensité que ceux de la Mob (la mobilisation de 1939-45) imprégnaient l'existence des hommes - les femmes n'étaient pas admises alors.

Les miens sont aujourd'hui assez flous. Ce sont surtout les premiers jours qui marquent, la façon méthodique et rapide dont l'identité civile est effacée pour entrer dans le moule de l'obéissance et de la pensée au ralenti tandis que l'on fait la queue pour "toucher" son matériel et uniforme. Pas de sortie, pas de retour à domicile pendant les deux premières semaines au moins. La chambrée de douze où l'on s'entre-observe avec méfiance tandis que les plus culottés y jouent déjà les caïds. J'avais oublié ma brosse à dents! Humilié, honteux, j'ai dû demander à mon voisin de me prêter la sienne; je suis bien tombé, sur un gars sympa qui est devenu mon meilleur "copain de service", nous sommes restés en contact quelques années - grâce à la photographie notamment - puis nous sommes perdus de vue. Je crois qu'il s'appelait Pierre-Alain.

Des autres, je n'ai pas retenu le nom, mais des traits de caractère qui remontent à la surface de ma mémoire grâce à ces photos. Je n'avais pas amené mon appareil tout de suite, probablement après quelques semaines, quand une certaine complicité s'était établie. Je ne sais plus si c'était un Pentax, ou un Nikkormat (plutôt le second, je pense). Avec, j'ai capté des scènes de chambrée (où l'on fumait), corvées de cuisine et de nettoyage, inspection du matériel,  marches, exercices, bizutages, repas sur les "becquets", bref: le rituel d'une vie militaire. Nous somnolions par petits bouts, dès que nous le pouvions, sur le pont du camion, sur la couchette avant l'appel.

Tout cela a l'air très lointain et ça l'est, même si en 2025 on évoque à nouveau la menace russe - nous n'y croyions pas beaucoup à l'époque. Les discussions fusent sur le matériel à acheter; on sait beaucoup mo

ins ce qui se passe dans la tête de celles et ceux qui, aujourd'hui, commencent leur école de recrues.

© Jean-Claude Péclet

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