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"Se  non è vero...

...è ben trovato", disent les Italiens. Si c'est un mensonge, il est bien tourné! Voici une histoire en forme d'autocritique. Ou comment, séduit par un sympathique affabulateur gênois de 87 ans, j'ai contribué à répandre ce qu'on n'appelait pas encore une "fake news", avant de m'en rendre compte tout-à-fait par hasard, 22 ans plus tard.

Mai 2001. Je me trouvais à Gênes, envoyé par "Le Temps", pour un reportage sur la renaissance d'une des plus grandes villes portuaires d'Europe qui, après des décennies de déclin face à la concurrence nordique, avait décidé de reprendre son destin en mains. L'événement symbolique marquant ce retour en grâce devait être le sommet du G8 organisé en juillet de la même année.

Le coup de publicité mondial espéré par les autorités tourna au désastre. Quelque 300 000 manifestants altermondialistes volèrent la vedette aux "grands" de ce monde; s'ensuivirent quatre jours des batailles rangées contre les forces de l'ordre dont la répression fut particulièrement féroce. Le bilan fut de un manifestant tué, quelque 600 blessés et des centaines d'arrestations suivies de mauvais traitements et d'humiliations policières. "La plus grande violation des droits humains et démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde Guerre mondiale", commenta Amnesty International. Après Gênes (et les attentats du 11 septembre 2001), les sommets mondiaux évitèrent les grandes villes et se tinrent dans des enceintes transformées en forteresses. Au lieu d'incarner le renouveau, la ville portuaire symbolisa le naufrage des revendications idéalistes face à la Realpolitik.

Deux mois avant ces événements, Gênes respirait encore une confiante joie de vivre et se montrait sous son meilleur jour pour accueillir ses illustres visiteurs. Dans la vieille ville, j'avais rencontré une peintre suisse occupant une résidence d'artiste au confort sommaire, délicieusement biscornue. Avec son voisin, nous montions sur le toit déguster quelques verres de rouge au soleil couchant en écoutant roucouler les pigeons. "Puisque tu es dans le quartier, me glissa-t-elle, tu devrais rencontrer un personnage étonnant, virtuose du violon et descendant musical de Paganini. Il se nomme Giuseppe Gaccetta, a 87 ans et vit dans un sous-sol, salita di Mascherona."

Cela sortait du cadre de mon reportage, mais la curiosité l'emporta. Ainsi pénétrai-je dans une antre encombrée d'instruments, de disques, d'objets divers au milieu desquels maître Gaccetta, en veste canadienne et bonnet de ski, racontait volontiers son histoire. Né en 1913 dans une famille pauvre, il avait perdu sa mère à trois ans, été abandonné par son père. Élevé par un oncle et gagnant quelques sous dans une épicerie, il avait commencé à jouer du violon à 14 ans. Doué, au point d'être frustré par son premier professeur, il avait eu la chance de recevoir des leçons d'un prodige aveugle du violon, Francesco Sfilio, lui-même formé par Camillo Sivori, qui fut le seul élève de Niccolò Paganini (1787-1840). Giuseppe Gaccetta devenait ainsi, à travers deux générations, l'héritier direct de ce Gênois génial qu'était Paganini, en quelque sorte l'unique détenteur de son "secret".

Un matin d'octobre 1931, se poursuivait l'histoire, Gaccetta alors âgé de 17 ans, était passé devant l'échoppe d'un marchand de radios et appareils photo, piazza della Meridiana. Voyant son étui à violon, celui-ci proposa de l'enregistrer avec la technique disponible à ce moment: des rouleaux de cire. Neuf caprices de Paganini furent ainsi gravés d'un coup.

Puis oubliés. Giuseppe Gaccetta devait être "l'arme secrète" des Gênois lors d'un grand concours international de violon célébrant les cent ans de la mort de Paganini, en 1940. La guerre empêcha la manifestation d'avoir lieu, Gaccetta s'exila, réorienta ensuite sa carrière comme menuisier-ébéniste. Ce n'est que des décennies plus tard qu'un violoncelliste de l'opéra de Gênes amenant son instrument à réparer, impressionné par les connaissances de l'artisan, en parla autour de lui. Un livre écrit par Giorgio de Martini, "Giuseppe Gaccetta e il segreto di Paganini" parut en 2001, au moment au j'étais à Gênes. Les enregistrements sur rouleaux de cire, retrouvés, avaient été transférés sur un CD, que j'achetai (je l'ai toujours). Je fis, avec le petit Panasonic que j'avais avec moi, un portrait de Giuseppe Gaccetta, que voici, et publiai un article dans "Le Temps".

© Jean-Claude Péclet 2023

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Décoré du Griffon d'Or de Gênes, titulaire d'une chaire honorifique au Conservatoire. Giuseppe Gaccetta devint une sorte de célébrité locale. Son nom resta aussi gravé dans un coin de ma mémoire.

 

Aussi, quand une amie revenant de Gênes m'a décrit les charmes de la ville, je lui ai conté l'histoire ci-dessus. Pourquoi, ensuite, ai-je eu le réflexe de regarder sur internet les traces laissées par Gaccetta? Mystère. Toujours est-il que mon attention a été attirée par un article du magazine spécialisé "The Strad" paru en 2010 et repris sur le site du luthier Alberto Giordano.

Et là, surprise! Avant la mort de Giuseppe Gaccetta, survenue en octobre 2008, des spécialistes ont émis des doutes sur les incohérences de son récit. Comment, dans une communauté musicale aussi restreinte que celle de Gênes, son nom avait-il pu être ignoré si longtemps? Comment le gouvernement fasciste de Mussolini aurait-il pu envisager d'organiser un concours auquel étaient invités de nombreux violonistes juifs? L'affirmation selon laquelle Francesco Sfilio avait été l'élève de Camillo Sivori fut aussi contestée.

Mais c'est surtout l'enregistrement lui-même qui éveilla les soupçons. Comment des rouleaux de cire pouvaient-ils restituer des aigus d'une telle brillance? Le style de jeu, par ailleurs, évoquait plutôt l'école soviétique. Massimo Coco, professeur de violon au Conservatoire de Gênes, fit des recherches et tomba sur un enregistrement Deutsche Gramophon de 1969 où la violoniste roumaine Cornelia Vasile joue les mêmes caprices, dans le même ordre. En superposant les deux versions grâce à un programme informatique, Massimo Coco est arrivé à la conclusion qu'elles sont identiques.

On sait peu de choses de Cornelia Vasile, si ce n'est qu'elle est venue à Gênes en 1973 pour participer à un concours Paganini où elle n'aurait pas été retenue pour le tour final. La rumeur (fausse) circula que suite à cet échec, elle aurait mis fin à ses jours en Allemagne l'année suivante. Selon le site Discogs, elle a vécu jusqu'en 2010. Décidément, les "fake news" hantent cette histoire: Cornelia Vasile est née à Timisoara, ville qui connut une douteuse célébrité mondiale en décembre 1989 quand des journalistes avides de scoops relayèrent sans la vérifier la nouvelle qu'un charnier avait été découvert à Timisoara, contenant les cadavres de dizaines d'opposants à Ceaucescù. En réalité, il s'agissait de corps provenant de la morgue de la rue Lipova, exhumés et exhibés pour appuyer les accusations des opposants au dictateur roumain. Ce fut, avec les prétendues "armes de destruction massives" d'un autre dictateur, Saddam Hussein, une des grandes affaires qui secouèrent la crédibilité des médias à la fin du siècle dernier.

Revenons à Giuseppe Gaccetta. Confronté aux découvertes de Massimo Coco, il n'aurait pas trouvé de réponses satisfaisantes. Jusqu'à sa mort, il a affirmé avoir enregistré les caprices de Paganini en 1931. Les rouleaux de cire, s'ils existent toujours, permettraient peut-être d'y voir plus clair, mais nul ne les mentionne. La Fondation Francesco Sfilio, créée à l'initiative de Gaccetta, s'est fendue d'une longue réponse - peu convaincante - à l'article de "The Strad". Elle semble en sommeil depuis.

 

À défaut du secret de Paganini, Giuseppe Gaccetta a emporté le sien dans sa tombe. Comme le relève "The Strad", on peut lui accorder ceci: c'est sur la pression de ses amis et anciens élèves qu'il s'est mis à faire le récit de sa filiation musicale avec Paganini par l'intermédiaire de Sfilio et Sivori. Il ne semblait pas rechercher une publicité personnelle. S'est-il lui-même convaincu d'une histoire que beaucoup d'auditeurs (moi compris) trouvaient trop belle pour la mettre en question? C'est possible.

Reste à écouter ces fameux caprices de Paganini, dans l'enregistrement qui est celui de Cornelia Vasile pour Deutsche Gramophon...

...et à se souvenir que Gênes, même si elle n'est pas près de retrouver son lustre et son importance de jadis, reste une ville qui mérite beaucoup mieux que d'être regardée de haut, depuis les viaducs autoroutiers qui la contournent.

En recherchant le portrait de Giuseppe Gaccetta, j'ai retrouvé quelques images prises au cimetière de la ville - endroit aux fabuleuses sculptures dont la visite guidée est recommandée. La troisième demande un mot d'explication: le garçon au cerceau symbolise la victime d'un criminel pédophile. Les deux mains jaillissant du sol sont censées servir de mise en garde face aux dangers que court la jeunesse insouciante...

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Enfin, c'est à Gênes que l'on trouve une placette sans prétention portant un des plus beaux noms au monde: la place de l'Amour Parfait. Tant qu'à faire, je me suis demandé d'où elle le tient. Voici la légende: le roi Louis XII, connu pour ses guerres d'Italie, se trouvait à Gênes en 1502 pour solliciter l'aide des nobles locaux dans sa lutte contre l'Espagne. L'épouse de l'un d'entre eux, Tommasina Spinola, le vit et tomba éperdument amoureuse de lui. Le coup de foudre fut réciproque, dit-on, mais le roi devait repartir illico. La dame s'enferma en sa demeure, saisie par cet amour platonique, parfait, attendant le retour du bien-aimé. Quand elle apprit que ce dernier avait été tué à la bataille de Cerignola, elle en conçut un tel chagrin qu'elle mourut peu après.

Vous devinez la suite: la nouvelle de la mort de Louis XII était erronée. Encore une "fake news".

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