top of page

Anges,
saints
et démons

Stalles3.jpg
Gisant2.jpg
Moine.jpg
Stalles5.jpg
Tête mort.jpg
Licorne.jpg
Gisant3.jpg
Dragons.png

Sur France Culture, l'historien Michel Pastoureau raconte qu'au XIIIè siècle, les marchands de garance, furieux de voir se développer la mode des tons bleus - azur, symbole du Royaume des Cieux...-  au détriment du rouge, demandèrent à un maître verrier de représenter le diable en bleu dans un vitrail de la cathédrale de Strasbourg. Vitrail toujours visible au Musée de l'Œuvre Notre-Dame de Strasbourg.

​Je ne connaissais pas encore cette histoire quand j'ai réalisé le photomontage ci-dessus montrant en bleu comme en rouge (ainsi, pas de jaloux!) un diabolique dragon sculpté sur les stalles de la cathédrale de Lausanne.

 

Celles-ci sont une des pièces maîtresses de Notre-Dame de Lausanne, mais souvent ignorées des habitants. Imaginez: elles ont été façonnées à la même époque que les récriminations des marchands de garance, à la fin du XIIIè siècle! La datation dendrochronologique a en effet établi que les chênes abattus pour façonner les stalles l'ont été en 1274-5. Peut-être des chênes du bois de Sauvabelin, rêve à haute voix notre guide Gaspard de Marval.

 

La date ne doit rien au hasard. C'est en 1275 que la cathédrale de Lausanne, dont la construction avait en fait commencé un siècle plus tôt, bénéficia d'une consécration très spectaculaire à laquelle prirent part deux hôtes prestigieux: le pape Grégoire X et l'empereur Rodolphe Ier de Habsbourg. Un peu comme si, aujourd'hui, Donald Trump et Xi Jing Ping y organisaient un sommet sur l'avenir de la planète... Il y a 750 ans, il s'agissait aussi de pacifier les relations internationales et de se répartir les zones d'influence!

Pour que cardinaux, évêques, chanoines, princes et comtes de tout poil puissent se réunir dans un cadre digne de leur rang, on commanda des sièges richement décorés, soit une quarantaine de stalles hautes, dont subsistent aujourd'hui une dizaine, ce qui est déjà miraculeux.

Car ces meubles encombrants ont connu un destin mouvementé. À l' l'origine, les stalles étaient installées dans le chœur même de la cathédrale, alors réservé aux ecclésiastiques et coupé visuellement des fidèles par des colonnades et des parois de bois. Celui qui entrait dans l'édifice (par le portail sud, et non à l'ouest comme aujourd'hui) ne voyait pas la nef majestueuse qui s'offre aux regards actuels, mais un enchevêtrement de marbre, de pierre et de bois sombre.

Quand les Bernois conquirent le pays de Vaud, y imposèrent la religion réformée et créèrent l'ancienne Académie en 1537 (l'ancêtre de l'université actuelle), il fallut trouver des salles de cours en attendant que fussent construits des bâtiments ad hoc. Ni une, ni deux: le chœur de la cathédrale et ses stalles servirent de classes aux premiers étudiants! Trouvèrent-ils les sièges confortables? En tous cas, les stalles bénéficiaient d'une innovation du XIè siècle: les "miséricordes", petites consoles placées sous la partie inférieure du siège (rabattable) qui permettaient aux hommes d'église de s'appuyer discrètement pendant les stations debout des longs et nombreux services religieux.

 

Les "miséricordes" offraient un autre avantage, aux sculpteurs cette fois: comme elles étaient dissimulées aux regards quand le siège était abaissé ou quand un chanoine s'appuyait sur la console, les décorateurs s'amusèrent à y façonner des scènes fort peu religieuses, parfois franchement scabreuses. En ces temps que l'on imagine intransigeants, les artistes se permettaient parfois des libertés étonnantes.

La même hardiesse stylistique se retrouve dans les parois de séparation des stalles, appelées "jouées". C'est ainsi que sur celles de Lausanne, un ange élégant (première image de cette galerie) peut faire bon voisinage avec un moine replet qu'on devine plus intéressé par la bonne chère que par les mornes prières (troisième image depuis le haut). Une autre relief (quatrième image) décrit, dans sa partie inférieure, une scène encore plus étonnante: une sémillante jouvencelle juchée sur un vieillard le cravache joyeusement. Ce dernier n'est autre que le philosophe Aristote, humilié par une belle courtisane! Le relief renvoie au "lai d'Aristote", un fabliau apparu vers 1230 qui raconte ce qui suit:

Aristote reprochait à son élève Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) de se laisser déconcentrer par la courtisane Phyllis. Obéissant, le roi de Macédoine cessa de la fréquenter. Mais celle-ci apprit les raisons de sa disgrâce et décida de se venger ... en séduisant Aristote, qui ne fut pas long à succomber à ses charmes. Finaude, Phyllis fixa comme condition que s’il voulait la posséder, il devait d’abord se laisser chevaucher par la belle, sellé et bridé. Le philosophe accepta. Du haut de sa tour, Alexandre vit la scène et, bien sûr, rit beaucoup de voir son maître si facilement mâté par la tentatrice qu'il dénonçait. Aristote s'en tira par un une médiocre pirouette: si même le Sage succombe, que de précautions doit prendre la jeunesse fougueuse!... (pour comprendre le contexte religieux du fabliau, lire ce document, page 8)

Sous la jouée avec le "lai d'Aristote" et la tête de mort d'une pierre tombale de la cathédrale apparaît l'image d'une "miséricorde" représentant le combat d'un chevalier contre une licorne.

Au XIXè siècle subsistaient encore une quarantaine de stalles en partie dispersées (au château de Chillon notamment), parfois brutalement "restaurées" ou amputées. En 1825, l'incendie de la tour lanterne en détruisit une bonne partie. Les a priori esthétiques du moment firent le reste. Par exemple, un visiteur français découvrant les stalles lausannoises les trouva si laides qu'il exprima le vœu que jamais, ô grand jamais celles-ci ne puissent choquer les gens de bon goût par l'intermédiaire de la photographie...

Peine perdue, cher visiteur, puisque c'est exactement ce que je fais ici, en me permettant une petite digression technique. Exposées depuis vingt ans dans une salle de la tour principale au-dessus du local d'accueil offrant de bonnes conditions de conservation, les stalles de la cathédrale de Lausanne sont très peu éclairées par de petits spots. Les images publiées ici ont été faites sans autre lumière que ces spots, sans trépied et sans flash bien sûr. C'est dire les progrès réalisés par les capteurs numériques dans les hautes sensibilités. Celui du Leica M11 n'est peut-être pas le champion de sa catégorie, mais le "bruit" qu'il génère à 3200 ISO, déjà insignifiant, peut être réduit à zéro avec un logiciel comme Lightroom. C'eût été une autre paire de manches il y a dix ans!

Je profite ainsi du 750ème anniversaire de la consécration de Notre-Dame de Lausanne pour découvrir à m,a façon, avec un équipement léger, un monument que j'ai sous les yeux depuis toujours et que je connais mal. Le site du 750ème propose de nombreuses visites. J'en profite pour déambuler dans la nef, où chaque fois me frappent de nouveaux détails. Pour conclure ce billet, j'aimerais souligner une autre particularité de la cathédrale que les visiteurs pressés ignorent souvent: richement peinte à l'origine, elle a conservé des vestiges tout-à-fait suggestifs de cette ornementation dans certaines parties moins accessibles et peu éclairées de la nef. Ici encore, la photographie nous vient en aide. Les quelques images ci-dessous ont été faites, comme les autres, en lumière naturelle et sans trépied. Les réglages du logiciel Lightroom ont permis d'accentuer les couleurs qui apparaissent plus pâles à l'œil nu.​

Colonnes1.jpg
Plafond.jpg
Colonnes3.jpg
Lion2.jpg
Gisant1.jpg
Main.jpg

Lausanne, 6 août 2025. Leica M11 + apo-Summicron 35mm.

© Jean-Claude Péclet 2025​​

CONTACT:

peclet@gmail.com

bottom of page