
Setsuko Ideta (Klossowska de Rola)
et le Grand Chalet de Balthus
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C'est à dessein que j'ai écrit son nom de jeune fille en titre, car on sait ô combien il est difficile pour une femme-artiste d'exister en tant que personne si elle se trouve être l'épouse, ou la veuve, d'un homme célèbre et artiste lui aussi.
Tel est le destin de Setsuko Ideta, née alors que les bombes pleuvaient sur la Japon victime de ses folies nationalistes. Elle a étudié au lycée Morimura Gakuen de Tokyo en 1961. Passionnée de culture française elle a rejoint ensuite le département de langue française de l'université Sophia à Tokyo. C'est à cette époque qu'elle a rencontré le peintre français Balthus, de son vrai nom Balthasar Klossowski (ses ancêtres étaient polonais et prussiens).
Balthus, dont un autoportrait s'intitule "le roi des chats" a toujours cultivé le mystère autour de sa vie, ce qui a nourri sa légende... et éclipsé la carrière de celle qui ne devint sa femme qu'en 1967 (la vie sentimentale du peintre était compliquée). Setsuko Klossowska-Ideta est peintre, écrivaine et céramiste. Elle a exposé à Rome, New York, Paris.
C'est néanmoins avec grâce et un réel attachement à l'homme dont elle partagea la vie que Setsuko remplit son rôle de "veuve de Balthus" - jusque dans le titre, "comtesse de Rola". Le quartier de noblesse que s'était attribué Balthus dans les années 50 quand il vivait au manoir de Chassy dans le Morvan est "sans fondement", selon Wikipedia, mais il facilitait sans doute les contacts du peintre avec la bonne société et entretenait sa légende de noble bohême et baladin. Légende qu'il s'appliquait tout aussitôt à démentir avec malice: "Moi, une vie de bohême ? Allons donc, plus je vais, plus le grand seigneur reparaît en moi, et encore dans de telles proportions qu’il n’y a déjà plus de place pour moi", disait-il en 1935,
Ce samedi 27 septembre 2025, Setsuko Klossowska-Ideta accueille en compagnie du syndic de Rossinière Jean-Pierre Neff une cinquantaine de membres de la Société vaudoise d'histoire et d'archéologie divisés en quatre groupes. Je fais partie de l'avant-dernier. Devant l'entrée du Grand Chalet, drapée dans un très élégant kimono, maquillée avec soin, elle se préoccupe avant toute chose d'une dame handicapée qu'elle fait asseoir à ses côtés. C'est à de petits gestes comme celui-ci qu'on devine la classe d'une personne.
Inscrit comme bien culturel suisse d'importance nationale, le Grand Chalet de Rossinière est, dit-on, la plus grande construction en bois de Suisse - en tout cas une des plus grandes. Sa hauteur, vingt mètres au faîte, est celle d'un immeuble de sept étages. On mentionne souvent ses 113 fenêtres pour 60 pièces, dont 40 habitables, et la quantité impressionnante d'épicéas qu'il fallut abattre (750 mètres cube de bois) pour le construire. Le toit représente près de mille mètres carrés de tavillons.
Le bâtiment fut érigé entre 1752 et 1756 par un riche propriétaire et greffier de justice, Jean-David Henchoz, qui voulait y stocker 600 meules de fromage! Un chiffre énorme pour l'époque, et aujourd'hui encore. Comme cela arrive souvent, le riche commanditaire mourut avant l'achèvement des travaux, et les vastes caves à fromage ne servirent que peu de temps à stocker les meules. En 1852, la vaste bâtisse fut transformée en hôtel. Victor Hugo et Léon Gambetta, entre autres visiteurs célèbres, y séjournèrent. Plus tard, Michèle Morgan y tourna des scènes de la "Symphonie pastorale", d'après le roman de Gide.
Arrive l'année 1976. Victime du paludisme lors de son service militaire au Maroc, Balthus qui vit alors en Italie craint que le sirocco provoque de nouvelles crises, le médecin conseille la Suisse, mais où trouver une demeure qui convienne? "Nous avons été invités à prendre le thé au Grand Chalet de Rossinière. Le coup de foudre a été immédiat, dès l'entrée", raconte Setsuko. Le patron sent leur intérêt, leur fait voir le salon Victor Hugo. L'intérêt se mue en enthousiasme. le bâtiment serait-il par hasard à vendre? hasarde Balthus. Justement si: l'hôtel n'est plus adapté aux normes de confort modernes; soit il faut investir massivement, soit passer la main. Affaire conclue, meubles bernois compris. "C'est ainsi que je me suis retrouvée propriétaire de quarante pots de chambre", se souvient la comtesse.
Petit détail pratique à régler: ni Balthus, ni son épouse n'ont l'argent pour acquérir le Grand Chalet. Qu'à cela ne tienne. Le galeriste Pierre Matisse avance la somme, Balthus dit: "Je vais travailler". Il dira aussi de ce lieu: « J’ai trouvé ici ma géométrie secrète ».
Effectivement, il travaille, beaucoup, dans l'atelier qu'il s'est aménagé en face du chalet, avec une grande fenêtre au nord qui diffuse une lueur verdâtre. C'est à Rossinière que le peintre a vécu le plus longtemps. Setsuko et lui y ont eu une fille, Harumi, et des petits-enfants. C'est ce qui fait le charme de cet endroit, on y sent la vie. Dans l'ancienne cave à fromages qui fut aussi la salle à manger de l'hôtel, des jeunes ont joué au ping-pong, fait de la musique et des fêtes. Setsuko y pratique aussi avec des spécialistes l'art ancestral du Kintsugi, la réparation de céramiques brisées avec des laques, de la poudre d'or et d'argent.
Nous voici maintenant dans le saint des saints, l'atelier de Balthus. Sa veuve n'y dépoussière que le strict minimum "je ne touche même pas aux toiles d'araignées". La veille de sa mort, en 2001, c'est ici que Balthus est venu encore une fois se concentrer au milieu de la multitude de pinceaux avant de rendre le dernier soupir. Depuis, les lieux n'ont pas changé. Aux murs, un portrait de Giacometti. Sur une petite table, une paire de lunettes.


Parmi les 2800 caractères ornant la façade nord du Grand Chalet, on lit cette inscription: "C’est par le secours de Dieu que le sieur Jean-David Henchoz a fait bâtir cette maison. Veuille Dieu répandre Ta Bénédiction sur elle et sur celui qui est aujourd’hui le possesseur et sur ceux qui le seront par la suite". Et lus bas: "Les vers s'engraisseront dessus ta chair. Fais bien dès aujourd'hui..."

Le portrail

"Quand nous avons découvert les lambeaux de tapisserie de l'ancienne salle à manger de l'hôtel, nous avons préféré les laisser en l'état; ils composent un tableau abstrait", dit Setsuko Klossowksa-Ideta

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L'atelier de Balthus


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La chaise du chat. Ci-dessous, la vitrine des chats. Connaissant l'amour de Balthus pour cet animal insaisissable comme lui, les visiteurs lui apportaient souvent des représentations du félin...





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Les anciennes écuries de l'hôtel

Rossinière, 27 septembre 2025. Nikon Z5 II + 24-70mm. f4