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Dives-sur-Mer

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Marine Houot, épouse du pêcheur Fabrice Houot ("Le Neptune") et Emilie Delaunay

Proust mène à tout, à condition de ne pas s'y engluer.

 

Dans ma valise, entre deux chemises et un coupe-vent, j'avais glissé « À l'ombre des jeunes filles en fleurs ». Parce que, ayant déposé mon épouse au centre Vajradhara Ling serti de pommiers, j'avais une bonne semaine de Normandie devant moi. Or, tant qu'à humer l'air marin de La Manche, pourquoi pas Cabourg ? Une station balnéaire encore sommeillante en mai, le Balbec des « Jeunes filles en fleurs » où, longeant à la plage, le Grand hôtel – largement remanié, certes - cadre toujours les émois proustiens. On peut y réserver, pour près de 500 euros la nuit, la chambre 414 où dormait le jeune Marcel. Je me suis contenté d'un cocktail au « salon Proust » et d'une visite à la « Villa du Temps retrouvé » dont le mobilier, des extraits de films et de chansons, des tableaux et lettres manuscrites enveloppent les nostalgiques d'une atmosphère Belle Époque.

 

Proust sourirait de voir ainsi trahi le principe de sa fameuse madeleine, dont le mécanisme subtil repose sur la réminiscence fugace, involontaire – par opposition aux souvenirs qu'une mémoire un peu persévérante parvient à dénicher dans les casiers où elle les a classés, sans parler de ceux orchestrés par un office du tourisme ou un conservateur de musée (cela vaut aussi pour la maison natale d'Erik Satie à Honfleur). On ne devient pas Proust ni même proustien en collant son nez à la fenêtre de la chambre 414 pour s'imprégner du ciel et de la mer confondus, encore moins en suivant du regard les joggeuses en justaucorps fluo qui ont remplacé les frous-frous des jeunes filles en fleurs.

 

En quoi d'ailleurs son époque que l'on prétend «Belle » a-t-elle mérité ce qualificatif ? Relisons Proust, justement, ses portraits acides d'une noblesse mesquine et d'une bourgeoisie parvenue trempant son croissant dans le café matinal tandis qu'à deux cents kilomètres de là s'étripent les poilus de la première grande boucherie du XXème siècle.

 

« Et le soir, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenant un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits-bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges. »

 

Je me suis promené le soir devant le Grand hôtel. Le seul remous d'or sur ses vitres était le reflet du coucher de soleil : faute de dîneurs, la salle à manger restait fermée. La clientèle de la région est essentiellement âgée, les plus fortunés vivent dans ces faux manoirs normandisés, mêlant poutres apparentes et gros moellons sous une guirlande de toits décorés d'épis de faîtage en céramique, spécialité de la poterie de Bavent-près-Cabourg. Proust n'aimait pas ces villas, aujourd'hui classées au patrimoine architectural. On en trouve une amusante concentration à Houlgate, où les Britanniques retraités ont pris leur revanche sur Guillaume-le-Conquérant. J'y ai été abordé par un frêle octogénaire qui vient chaque jour surveiller une nouvelle construction où son épouse et lui ont réservé un appartement, plus pratique que leur demeure actuelle. « J'ai téléphoné hier à la secrétaire de la société immobilière, nous devrions pouvoir emménager au début de l'an prochain si tout va bien. » Tempus fugit.

 

À Dives-sur-Mer, le temps a peu de prise sur les halles trapues dont les quinze travées de chêne ont été construites au XIVème et XVème siècles. Sur ces poutres, on trouve les armoiries des seigneurs qui accompagnèrent en 1066 Guillaume-le-Conquérant, duc de Normandie et futur roi d'Angleterre, dans son expédition partie de l'estuaire de la Dives. Difficile d'imaginer que dans cette paisible bourgade s'embarquèrent 8000 guerriers sur quelque 800 bateaux...

 

Assez loin de Proust, j'y ai trouvé le sujet de cette série d'images en buvant une bière sur la terrasse d'un café, place de la République. Le patron y dépliait l'ardoise du menu de midi sur laquelle on pouvait lire: Bar de ligne. Chalutier: Neptune.

 

« Eh bien oui, a-t-il confirmé, cela dépend de la pêche du jour. Vous pouvez aller voir à la halle aux poissons, c'est ouvert jusqu'à 12 heures 30. » Je ne me le suis pas fait dire deux fois, ai réservé mon bar pour le repas et suis allé à pied au port de pêche. Il n'est pas bien grand – sept étals – mais bien fréquenté. J'y ai trouvé Marine Houot, la poissonnière du Neptune, femme de pêcheur comme la plupart de ses collègues, cela depuis plusieurs générations. Je n'avais pas le Rolleiflex avec moi et suis donc revenu le lendemain pour faire leur portrait. Toutes n'ont pas accepté, celles qui l'ont fait témoignent d'une tradition qui perdure, avec vents et marées.

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Elisabeth Barbey ("L'Avel Mor")

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Amélie Barbey

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Valérie Barbey

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Franck Tousch ("Le Sachal'éo"), Alexandre Tousch, Valérie Tousch

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Dives-sur-Mer, 10 mai 2023. Rolleiflex f2.8 80mm., film Ilford Pan F, négatifs scannés

  © Jean-Claude Péclet 2023. Reproduction soumise à autorisation

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