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"Riquet"

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Marie-Marguerite Durussel était peu appréciée à Seigneux. Cette veuve d'instituteur que d'aucuns jugeaient privilégiée et acariâtre vivait en constantes « chicanes » avec ses voisins. Une de ces brouilles - le refus d'un charroi de graines par un dénommé Cachin jusqu'à la plaine en contrebas - vira au drame : pour se venger, Marie-Marguerite mit le feu à trois fermes du village. Elle fut bientôt confondue, jugée, condamnée à mort et décapitée à Vidy. On était en 1818, ce fut la dernière femme exécutée dans le canton de Vaud.

« Regardez la voûte à gauche, une partie des moëllons a été refaite : nous sommes ici dans une des fermes qui avaient brûlé. Henri - dit « Riquet » - Troillet a offert un verre de Sinalco au photographe de passage et m'entraîne bientôt dans sa grange aux allures de capharnaüm, où se serrent une dizaine de boilles à lait, ventre ouvert. C'est une de ses inventions. Cet ancien maréchal-ferrant reconverti en mécanicien sur machines agricoles, 80 ans en 2025, en a confectionné plus de 400. Dressée à la verticale dans la boille, bénéficiant de la chaleur réverbérée par les parois et de la vapeur juteuse qui y reste enfermée, la pièce de viande embrochée est, paraît-il, d'une tendresse exquise. Riquet a aussi inventé un caquelon à fondue au bain-marie qui rend superflue la chaufferette au-dessous. 

 

Henri Troillet a encore mis au point un dispositif anti-ronflement très efficace sur sa propre personne, mais renonce pour l'instant à le commercialiser malgré les encouragements de son fils, « grand directeur » dans une société de sécurité à Lausanne. Parce que s'il manie outils, chalumeau et fer à souder, c'est d'abord pour le plaisir, pour s'occuper. Parce que quand on a été habile de ses doigts toute sa vie, ce n'est pas pour se tourner les pouces à la retraite.

De "Bonne Fontaine" à "Bellefontaine"

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Du monsieur moustachu ci-dessus, je ne sais pas grand-chose, même pas son nom. Peut-être s'agit-il de Charles Michaud, ancien propriétaire des sources Henniez-Santé, qui vécut dans le manoir où ce buste jouxte une porte d'entrée à grosses ferrures et judas grillagé. L'endroit semble inoccupé, ses jardins et pièces d'eau envahis de végétation. Pourtant internet m'apprend qu'un certain Peter Yip, venu de Hong Kong dans les années 70, a racheté la propriété et l'usine voisine pour y placer le siège d'une société de cosmétiques de luxe (300 francs la lotion de protection solaire…), Bellefontaine.

Bellefontaine, Bonne Fontaine… L'histoire bégaie. La qualité des eaux d'Henniez fut déjà remarquée par les Romains. Au 17ème siècle, une société Bonne Fontaine les exploitait et, déjà, se trouvait en délicatesse avec un concurrent cherchant à tirer profit des sources. Trois siècles plus tard, quand les bains d'Henniez courus par la bonne société n'étaient déjà plus qu'un souvenir, les procès s'enchaînèrent entre Henri Pahud, exploitant de Henniez-Lithinée, et Charles Michaud cité plus haut. Le neveu de Pahud, Edgar Rouge, finit par racheter son concurrent et régna sur les sources comme sur la commune, à qui il fit cadeau d'une fontaine, entre autres. 

 

Nestlé, qui a racheté Henniez en 2011, se débat aujourd'hui avec une eau de source assez polluée pour qu'elle nécessite un filtrage, ce qui n'est pas autorisé pour une eau dite naturelle - mais que le géant agroalimentaire a pratiqué en douce, comme en France.

De Monsieur Yip, je ne sais rien de plus à ce stade, si ce n'est que les quelques photos de lui dans des décors cinq étoiles que l'on trouve sur la Toile cadrent mal avec le manoir du 19ème siècle qui semble s'être assoupi dans le passé. La commune, elle, peut offrir à ses habitants un taux d'impôt assez doux et une nouvelle place publique où vient d'être installée l'ancienne cloche du village, sous un toit si bas qu'on l'aperçoit à peine.

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Des vaches, mais pas celles d'Eugène

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Eugène Burnand ne reconnaîtrait plus ses vaches - les fameuses tachetées brunes et blanches que le peintre de Moudon représenta si bien dans leur majesté que ses paysages géants se confondent aujourd'hui avec la Broye réelle. Enfin, pas tout-à-fait. Mon regard ayant été attiré par des spécimens à cornes trop longues pour être locaux, je suis bientôt rejoint par un jeune homme en casquette dont la très longue barbichette s'orne d'un joli nœud.

 

David, employé de la ferme où m'ont porté mes pas, confirme l'origine des bêtes – écossaises – et m'indique un pâturage voisin où j'en trouverais d'autres, sans l'obstacle visuel des barrières métalliques. En attendant qu'elles prennent la bonne pose et que je maîtrise la fine mise au point manuelle de mon 90 mm., j'observe que ces dames des Highlands ont tendance à pratiquer le « pousse-toi-de-là-que-je-m'y-mette » avec leurs cornes effilées pour déloger la voisine d'une touffe d'herbe convoitée. Encore des histoires de jalousie...

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Avant de quitter Henniez pour Seigneux (deux lacets de route plus haut), un coup d'œil à cette façade ornant un atelier de céramiste. Elle ne correspond sans doute pas aux normes esthétiques habituelles de la ferme vaudoise - le tavillon est plutôt réservé aux chalets d'alpage - mais fait plaisir à voir par son originalité joyeuse et sa bienfacture. Si mes pérégrinations broyardes du moment sont ponctuées de constructions anciennes telles que les avait soigneusement documentées Ric Berger avant que le "propre-en-ordre" contemporain ne fasse des ravages, chaque circuit réserve au moins une heureuse surprise, exception à l'uniforme et au médiocre. Des gens de goût, souvent un peu marginaux, ont choisi cette vie à la campagne, loin des grands circuits, et y manifestent une créativité moins bridée que dans les villes.

Seigneux, le pont de "traviole"

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Voilà typiquement un endroit que je n'aurais pas repéré sans l'œil fureteur de Ric Berger. Ce vieux pont de pierre enjambant le ruisseau de Seigneux en pleine forêt a été construit… en oblique et en pente douce pour s'accrocher aux endroits les plus propices sur les rives de mollasse. Il reliait alors la plaine de la Broye au plateau fribourgeois. On admire l'habileté des maçons qui durent tailler chaque pierre pour obtenir cette forme originale. Le fond du ruisseau lui-même a la teinte jaune-brun typique de la région. Une petite plage de cailloux attend le marcheur qui enjambe les troncs abattus vers un mini-canyon en contrebas.

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En remontant sur Seigneux

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La Broye? C'est des droites...

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...et, parfois, un éléphant dans les champs

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Celui-ci a été sculpté avec des pièces métalliques de récupération par Dominique Andrae, dont l'étonnant bestiaire (outre l'éléphant: une abeille géante, une girafe et tout un bric-à-brac de roues de turbines quand j'y suis passé) surprend le visiteur à l'entrée de Chesalles-sur-Moudon. Selon Le Temps, cet agriculteur atteint d'un mal de dos a été contraint de mettre en location les 16 hectares de son exploitation et, pour chasser la déprime, a fait de sa passion pour le travail du métal une activité artistique à plein temps. Un peu comme "Riquet" dans son hangar, dans un genre différent...

Les photographies de cette série ont été réalisées le 12 avril 2025

avec un Leica M11, un apo-Summicron 35mm., apo-Summicron 50mm. et apo-Ultron 90mm.

© Jean-Claude Péclet 2025​

 

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