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Une suffragette à La Doges

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Miroir, ô miroir,

Qui suis-je?

La femme au timide sourire sur la photo en noir-et-blanc? Odette Coigny-de Palézieux, née Favre (1916-1997), habita longtemps cette pièce baignée de soleil matinal, que l'on appelle encore "la chambre de Madame".

Ou peut-être Marie du Pan (l859-1940), dont les doigts enserraient un délicat carnet de bal en ivoire: quatre minces feuillets arrondis reliés par une chaînette dorée, le premier arborant en voluptueuses arabesques le monogramme "MDP". On y lit encore les noms à demi-effacés de danses et de galants dont un, subjugué par "sa démarche enchanteresse", ses "regards langoureux", lui écrivit une lettre enflammée: "Charmante fleur! Mes passions ont déjà été nombreuses mais aucune n'a égalé celle que je ressens pour vous."

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On ignore si ces mots, brûlants à défaut d'être originaux, subjuguèrent la jeune femme. Mais on sait que la Genevoise Marie du Pan épousa Maurice de Palézieux en 1884; leur mariage fut heureux si on s'en réfère à la correspondance et aux albums de famille. 

Car il y a ceci de remarquable à La Doges, située sur les hauteurs de La Tour-de-Peilz: non seulement la maison et ses dépendances, mais aussi le terrain autour, les meubles, les papiers peints, les objets du quotidien et nombre de documents ont été conservés tels que des générations d'occupant(e)s les ont choisis, utilisés, écrits. Chacune a laissé sa trace, embelli les lieux en respectant ce qu'y avaient réalisé les précédentes. Ce qui n'est pas toujours le cas! Plus rare encore, le paysage de La Doges s'ouvre sur le Léman, les Dents du Midi et les montagnes de Savoie, préservé des atteintes les plus criardes infligées par le boom immobilier de la Riviera vaudoise, en contrebas.

André Coigny-de-Palézieux, conscient de la valeur de cet héritage, l'a confié en 1997 à la section vaudoise de Patrimoine Suisse, alors dénommée Société d'art public. Les vignes ont été léguées à la Confrérie des Vignerons.

Quelque part dans les nuages, une femme a dû esquisser un large sourire. Marguerite Burnat-Provins, une peintre et poétesse franco-suisse dont le talent  - qu'elle exerça dans une cabane-atelier non loin de La Doges - égalait l'extrême sensibilité, avait signé en mars 1905 deux appels vigoureux dans la "Gazette de Lausanne". Elle y dénonçait un "cancer": l'enlaidissement, l'avilissement du paysage: "À tous ceux qu'ont atteint la douleur et l'indignation en face des ravages accomplis, je demande leur aide pour sauver ce qui subsiste encore, par une vaste et fraternelle association contre le vandalisme. Je la baptise aujourd'hui: La Ligue pour la beauté."

Cette "Ligue pour la beauté" est devenue Patrimoine Suisse. Dès l'origine, les femmes y ont joué un rôle important. Comme dans l'histoire que je vous conte.

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Revenons dans la chambre de Madame, au moment où elle parachève sa toilette. Il est temps de présenter Lucie Vallez, le modèle de ces images. Les familiers de mon site la connaissent déjà sous son nom d'artiste burlesque, Lulu Wite. Je l'ai photographiée à La Chaux-de-Fonds dans le "Salon bleu" de l'horloger Charles-Rodolphe Spillmann (1861-1938), au cabaret zurichois Millers et dans son activité de corsetière.

Pour cette série d'images, elle a revêtu non seulement une robe, mais une tenue entièrement confectionnée par ses soins, que je lui laisse présenter: "Ce que je porte est une reconstitution d'une tenue complète cohérente avec ce qui se portait dans les années 1900 à 1910, y compris les dessous et fondations.

 

"Le corset a été cousu de manière précise d'après les techniques et le patron d'un corset des années 1900, que j'ai adapté à ma morphologie. Fait d'une seule couche de coutil de coton, il donne au corps la silhouette qui était tendance à cette époque. La jupe et la blouse ont des coupes inspirées par cette même période. Elles sont faites de toile de coton, et j'ai cousu des incrustations de dentelles dans la blouse, une technique très à la mode au début du siècle, et que l'on retrouve aussi sur les sous-vêtements (chemise de jour, culotte fendue, jupon et cache-corset)."

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Il manque encore à cette tenue un accessoire, que nous découvrirons plus loin. Surprise...

S'habiller n'était pas une formalité que l'on expédie en quelques minutes pour les bourgeoises de l'époque. Mais que faisaient-elles du reste de leurs journées? Pour le savoir, situons d'abord le contexte. Construite dès la seconde moitié du XVIIème siècle, agrandie plusieurs fois, La Doges est bien plus qu'une maison - un vaste rural comprenant une grange avec écurie, des dépendances et des terrains, beaucoup de terrains: vingt-neuf parcelles de vigne, dix prés, trois jardins, quatre champs, un alpage à L'Etivaz. De 1821 à 1963, la famille Palézieux dit Falconnet en fut le propriétaire.

 

 Une salle de bains des années 1830-40 témoigne du confort très relatif dont jouissaient les occupant(e)s jusqu'à la fin du XIXème siècle. Au début, ils n'y venaient d'ailleurs que l'été. D'abord notaires puis négociants, les Palézieux dit Falconnet sont des bourgeois aisés. Que font les femmes? interrogions-nous. De beaux mariages, d'abord. Comme le relève un excellent livre* sur La Doges, "leur importance stratégique dans l'ascension sociale du groupe parental implique un plus grand investissement sur les filles, sur les plans tant de l'éducation, de la socialisation que de l'héritage".

Nonobstant, pendant quatre générations, ce furent les fils qui héritèrent du domaine...

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Rentiers, les Palézieux dit Falconnet gèrent le rural et les actions de sociétés de chemin de fer ou de négoce que la famille accumule au fil des ans. C'est un travail non négligeable... réservé aux hommes car au XIXème siècle, seul le veuvage confèrait aux femmes - autrement privées de la capacité juridique - le pouvoir d'administrer le domaine familial. Une de ces rares exceptions fut Emilie, veuve d'Abram en 1830.

Les épouses et les filles soumises à la séparation des rôles ne pouvaient pas davantage exercer une activité lucrative indépendante - cela aurait été indigne de leur rang. Donc elles règnent sur la maison. En février 1885, Marie de Palézieux prie son mari de mesurer la hauteur des fenêtres du salon pour qu'elle achète rideaux et ornements afin d'y créer "un nid" douillet où "cocoler" son mari (lettre de Marie à Maurice Palézieux).

Les tâches domestiques sont confiées à une cuisinière et à une femme de chambre logée sur place, et dont le cahier des charges implique un service quasi-ininterrompu de six heures du matin à dix heures du soir. Une de ces femmes de chambre, Jeanne Favre, reçut une soupière en souvenir de ses seize ans d'activité... et l'a redonnée à La Doges quand Patrimoine Suisse a repris la propriété. Il y eut aussi un cocher - aide jardinier.

Entre maîtres et domestiques, les espaces étaient bien séparés. Un tableau d'appel électrique fonctionnant encore bien que datant de la fin du XIXème siècle permettait aux premiers d'appeler les seconds. 

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Le choix d'une bonne cuisinière, personnage central, était particulièrement sensible. Dans une lettre de 1874, Jean-François de Palézieux se désole de ce que son épouse Salomé n'ose renvoyer une maîtresse-queux qui n'en fait qu'à sa tête. En 1894, Marie de Palézieux hésite à en engager une autre dont les gages se monteraient à 35 francs, somme "énorme" pour le canton de Vaud, d'autant plus que la candidate "n'est pas un cordon bleu".

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Hormis la gestion de l'espace domestique, les femmes entretiennent et développent les relations sociales; dans ce but, elles veillent à l'éducation des enfants. Parfois elles peignent et écrivent, s'adonnent à la philanthropie. La Fondation familiale de Palézieux, créée en 1735 déjà, soutient les "indigents", l'éducation des fils et filles de "pauvres bourgeois" de Vevey, finance des églises et des événements culturels. Elizabeth de Palézieux s'illustrera particulièrement dans ce domaine, créant en 1884 "l'œuvre de la gare" à Genève, qu'elle dirigera pendant des décennies.

Telles étaient les activités bien réglées de La Doges, documentées grâce à un fonds d'archives familiales exceptionnel, préservé pour l'essentiel avec la maison et le domaine. Des photographies d'enfants jouant dans une cabane (qui existe toujours) adoucissent quelque peu l'image d'une stricte hiérarchie entre les sexes et les classes sociales.

Jean, Berthe, Raymond et Pierrette furent les derniers enfants Palézieux à profiter du merveilleux jardin. Le premier, héritier du domaine, n'eut pas de descendant, ni sa veuve Odette, remariée au diplomate André Coigny.

 

Quand ce dernier mariage a été célébré, en 1963, les Suissesses n'avaient toujours pas le droit de vote. Quittons la "chambre de Madame" et descendons au jardin d'hiver où Lucie Vallez endosse le dernier accessoire de son costume...

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Eh oui: cette robe blanche, symbole de pureté et d'élégance discrète, est aussi celle que portaient les suffragettes pour manifester dans les rues de Londres et revendiquer le droit de vote. Lucie ayant rédigé un article très documenté sur le sujet  (voir aussi sa vidéo détaillant les couches successives de sa tenue), j'y renvoie celles et ceux que cela intéresse. Qu'il suffise de rappeler ici que le droit de vote féminin fut introduit progressivement en Grande-Bretagne de 1918 à 1928, en 1944 pour la France. En Suisse, il fallut attendre 1971 pour que les femmes puissent voter au niveau fédéral et... 1990 pour que le dernier canton (Appenzell Rhodes Intérieures) introduise ce droit - sur décision du Tribunal Fédéral!

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Les images ci-dessus ont été réalisées le 8 août 2025 à La Doges, La Tour-de-Peilz. Lucie Vallez et moi remercions Bérangère Mia Lepourtois, conservatrice, pour l'intérêt et le soutien qu'elle a manifestés pour ce projet. Nous remercions aussi Patrimoine Suisse pour son accueil.

 

Les renseignements historiques sont tirés, pour l'essentiel, du *livre "Le Domaine de la Doges au temps des Palézieux dit Falconnet* paru en 2021 aux éditions Slatkine, sous la direction de Béatrice Lovis. Une édition révisée paraîtra prochainement.

 

À l'exception d'une ou deux scènes éclairées avec un flash d'appoint Elinchrom, les prises de vues ont été faites en lumière naturelle avec un Leica M11, un objectif apo-Summicron 35mm. et un objectif apo-Ultron 90mm. 

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© Jean-Claude Péclet 2025​​

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peclet@gmail.com

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