
Mon père, qui aurait eu cent ans

Mon père (deuxième depuis la gauche sur la photo ci-dessus faite par Roland Schlæfli vers 1960) est né le 14 janvier 1925, dans ces années qu'on disait "folles" mais ne l'étaient pas tellement à Renens, banlieue ouvrière de Lausanne. Ses parents, Mathilde et Eugène qu'on voit ci-dessous, venaient d'un milieu modeste, d'origine française (mon père a gardé cette nationalité, fièrement, jusqu'à sa mort en 2008). Je ne sais pas si le bébé flou qu'ils tiennent dans leur bras est Armand ou sa sœur Huguette; le cliché n'est pas légendé mais en dit long: ça ne rigolait pas tous les jours à la maison.

Je n'ai pas connu mon grand-père paternel Eugène, mort en 1946, quatre ans avant ma naissance. Mon père parlait peu de lui, je n'ai pas pensé à l'interroger quand il était encore temps. Tout ce que je connais d'Eugène est sa taille (imposante) et son métier: rotativiste. Il imprimait la Feuille d'Avis de Lausanne - c'est lui qui en tient un exemplaire entre les mains sur la belle photo du studio de Jongh ci-dessous - et la Tribune de Lausanne. Le 1er janvier 1946, mon père a été engagé à son tour à la Tribune, tout au bas de l'échelle: garçon de courses. Il a fait des stages dans différents services puis a commencé à rédiger des articles, d'actualité locale et sportifs principalement. Il s'est marié en 1948 avec Micheline Jaccard; ma sœur Michèle est née avant les neuf mois réglementaires, moi deux ans plus tard. Nous habitions Renens, chemin des Côtes puis rue de la Mèbre.


D'abord rédacteur, mon père se tourne peu à peu vers le commercial - toujours au service des Lamunière et du groupe qui va devenir Edipresse, il y restera jusqu'à sa retraite, grimpant peu à peu les échelons. Armand s'occupe de la production et de la distribution des quotidiens, mais son esprit est toujours à la recherche d'idées nouvelles: la télévision par câble, les caissettes à journaux ou le sponsoring de la course cycliste "À travers Lausanne". On le voit ici avec le journaliste sportif Pierre Chany et le coureur Jacques Anquetil. Il voyage aux États-Unis et en ramène dans sa valise un exemplaire du New York Times qui pesait, alors, plus d'un kilo...

Nous sommes en plein dans les "Trente glorieuses", les affaires marchent bien, mon père monte en grade: fondé de pouvoir, puis directeur commercial. S'il reste freançais, il trinque volontiers avec les notables locaux, notamment aux confréries du bien-manger (Guillon, club Prosper Montagné) dans les caves du Crosex Grillé - un Yvorne qu'il a tiré de la médiocrité où cet excellent vin croupissait. La République reconnaissante lui décerne le Mérite agricole! Armand ne perd pas son humour pour autant. On le voit ici avec trois conseillers fédéraux (pas en même temps): Jean-Pascal Delamuraz, Pierre Graber, Pierre-André Chevallaz et, à droite, le syndic de Lausanne Paul-René Martin.

Le week-end et pendant les vacances, c'est: chalet! Vers-L'Église, Gryon,Les Posses. Courses en montagne, tour du miroir d'Argentine. Mon père s'est acheté un Yashica Mat 124, copie japonaise du Rolleiflex, et me passe le virus de la photographie. Plus tard, quand il aura les moyens, il s'achètera un vrai Rollei, ramènera de ses voyages des chariots entiers de diapositives soigneusement glissées entre deux minces plaques de verre... où la couche sensible sera impitoyablement dévorée une quinzaine d'années plus tard par des moisissures rougeâtres.

Mon père a pris de l'âge, c'est moi qui suis devenu journaliste, en restant photographe amateur. Je teste une chambre 20x25 cm. que nous avons commandée en kit aux États-Unis et construite avec mon ami Jean-Marie Tran. La photo ci-dessus a été prise sur le balcon du dernier bureau d'Armand, rue de la Gare 39, immeuble qui sera démoli pour faire place à un parking, puis à une banque.
Mon père fumait volontiers le cigare au terme d'un bon repas. Même s'il pratiquait le "mois de janvier sec", sauna et salle de sports, il l'a payé à la fin de sa vie d'un AVC qui l'a en grande partie privé de la parole - lui qui l'avait si fleurie quand il voulait! Ses deux dernières années ont été cruelles, il est mort quelques jours avant son 83ème anniversaire.
Comme le papy Toutou du dessin animé, il m'appelait "son fils unique et préféré", c'était tellement nul que ça nous faisait rire. Je crains d'avoir hérité de son sens du gag plat au deuxième degré. Ou au premier.