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Trois Juras en trois jours

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Un vélo électrique, un appareil photo léger-léger que j'utilise pour la première fois (Sony RX 100 VII), un minimum de bagages, et c'est parti!  Première étape: Prilly-Le Brassus en passant par une des plus belles combes du Jura Vaudois, celle des Amburnex, qui déroule ses pâturages à 1300 mètres d'altitude, en contrebas du Marchairuz. Le tracé du jour, 70 kilomètres (ci-dessus, entre Ballens et Bière) et 1400 mètres de dénivelé positif vont tester les limites de la batterie du vélo, déjà sollicitée par plus de 6000 km. en quatre ans.

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Pour l'instant, ce n'est pas le "jus" de la batterie qui fait défaut, mais... l'eau. Après vingt kilomètres, je réalise que j'ai oublié d'emmener une gourde dans mes bagages. C'est tout moi, ça. Heureusement, le parcours est jalonné d'épiceries villageoises qui vendent des bouteilles d'eau minérale et acceptent les paiements en liquide!

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Arrivé à Le Vaud, je commets une erreur de débutant. Croyant avoir repéré un raccourci, je me retrouve en forêt, sans réseau (merci Sunrise!), donc sans moyen de vérifier que l'étroit chemin hâtivement repéré sur la carte correspond au point que m'indique le GPS du téléphone. Les z-étroits chemins se succèdent et se ressemblent tous. J'en teste deux, culs-de-sac de ronces et de boue, et y vide bêtement ma batterie. Quand je me résigne à enchaîner les lacets d'une route qui monte à la Perroude, à près de 1400 mètres d'altitude, avant de redescendre sur la combe des Amburnex, je réalise que ma batterie s'épuisera avant d'arriver au but. Que faire? Une seule solution: pousser le vélo - plus de trente kilos avec les bagages - dans les passages les plus raides et conserver le peu d'électricité qui me reste pour accélérer dans les plats et faux-plates. J'ahane ainsi sur trois kilomètres à la vitesse de l'escargot avant qu'un gardien-vacher à la démarche chaloupée me rejoigne et confirme: oui, la "bosse" où je débouche (ci-dessus) est bien la Perroude, point culminant.

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Cela étant, elle est vraiment magnifique, cette combe striée de murs en pierres sèches! À peu près rassuré sur ma capacité à terminer l'étape, je profite du paysage. Les vaches allaitantes me laissent passer sans broncher.

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En dosant savamment mon effort et celui de l'assistance électrique, je finis par rejoindre la route cantonale qui plonge sur le Brassus (ci-dessus: le lac de Joux, la dent de Vaulion au fond et une façade typique avec sa protection de tôle ondulée contre les tempêtes hivernales). Quand je descends de ma bécane devant l'hôtel de La Lande au  Brassus, il reste exactement... 1 kilomètre de réserve au compteur de la batterie.

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Une adresse recommandable au Brassus: Chez Lili. C'est bon, simple et pas cher. Mère et fille (ci-dessus) virevoltent dans ce qui pourrait tenir lieu de cercle portugais. Le soir où j'y ai mangé, c'était complet, animé. 

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Le Brassus enveloppé de brumes matinales, depuis la fenêtre de ma chambre d'hôtel. Deuxième jour.

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Si la Vallée de Joux est le royaume de l'horlogerie de luxe, Le Brassus est le fief d'Audemars-Piguet. Je ne suis pas fan du design costaud de leurs montres mais dois être le seul, car elles se vendent comme des petits pains (dont le gramme de farine se négocierait au prix de l'or). Outre un musée ultra-moderne en forme de spiral (le "moteur" des montres mécaniques) dessiné par Bjarke Ingels Group et réalisé par les architectes de CCHE, Audemars marque le paysage du Brassus (1400 habitants: un gros village) d'un autre édifice impressionnant dont la construction s'achève en cet été 2025: le "Campus Arc" se déploie autour de l'ancienne Manufacture des Forges, sa façade vitrée incurvée (ci-dessus) fait 350 mètres de long... Bon, en route pour les sapins.

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Passé le Lieu, je bifurque en direction de la D389 et du (petit) col de Landoz-Neuve. Bonjour la France! Aujourd'hui, l'étape est plus courte (65 km) et moins pentue. Cela tombe bien car...

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...les arrêts-photo sont plus nombreux. Passé Mouthe, voici d'abord le lac de Remoray et ses roselières. Puis celui de Saint-Point où les familles endimanchées viennent faire bombance à L'Escale Bouéry Frédéric.

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Mon objectif intermédiaire se situe un peu plus loin: le château de Joux, "seul exemple en France représentatif de l’évolution de l’architecture militaire sur 1000 ans", dit sa présentation. Maintes fois je suis passé en voiture sous sa sombre masse, sans m'arrêter. Ce sera différent cette fois. Pas seulement pour visiter ses enceintes multiples, renforcements à la Vauban, meurtrières, mâchicoulis, donjon et autres pont-levis (qui n'ont d'ailleurs qu'imparfaitement rempli leur mission défensive). Une autre raison justifie mon pèlerinage.

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Je veux voir le cachot où François-Dominique Toussaint Louverture (1743-1803) fut enfermé, sans procès, par Napoléon. En quelques mois, il y mourut de froid, de maladie et d'anciennes blessures mal guéries. Qu'éprouva ce franco-haïtien brutalement confronté à l'hiver du Haut-Doubs? Certes, Toussaint Louverture fut un personnage complexe qu'on a un peu mythifié: esclave affranchi, il devint lui-même propriétaire de plantations... et d'esclaves. L'histoire a davantage retenu son rôle, majeur, dans la révolution haïtienne (1791-1802) que ses convictions abolitionnistes. Il n'en reste pas moins que ce chef militaire talentueux, autonomiste farouche et sensible à l'étiquette de l'Ancien régime impressionna jusqu'à ses plus coriaces adversaires, leur infligeant de cuisantes défaites. Trop progressiste pour Bonaparte, trop réactionnaire aux yeux des cultivateurs, Toussaint Louverture fut finalement capturé, par ruse, et déporté en France.

Les architectes du donjon où se trouvait son cachot ont dû lire la "Divine comédie" de Dante. Le chemin qui y mène tient, littéralement, de la descente aux enfers. Mais d'abord, il faut traverser des cours sinistres, escalier après escalier. Les seules "échappées" donnent sur des murs colossaux, des colonnes écrasantes, d'étroites fenêtres à travers lesquelles s'enfuient les traces de présence humaine, cent mètres plus bas. Puis arrive ce vestibule voûté au milieu duquel est percée une ouverture entourée d'une grille de fer forgé. On y conduit le prisonnier qui, réflexe inévitable, jette un regard en bas. C'est là. Un escalier en colimaçon qui descend sur la hauteur d'un immeuble de dix étages, à peine éclairé,  humide, étroit, sonore. On y pousse le prisonnier, spirale après spirale, vers l'obscurité. Les sombres taches aux murs glissent près de son visage comme autant de malédictions à venir. Puis il faut baisser la tête pour passer une porte de pierre, une antichambre réservée aux gardes. Le cachot lui-même, c'est presque une agréable surprise, est de taille moyenne, doté d'un lit et d'une table. 

«Une fois pris, Toussaint Louverture est mort sans proférer une parole. Napoléon, une fois sur son rocher, a babillé comme une pie; il a voulu s'expliquer», écrivait Balzac en 1840. Il se trompait. Dans sa geôle ,le "Napoléon noir" comme on le surnommait a bel et bien écrit - en créole - un mémoire qui ne fut découvert que plus tard. Toussaint revient surtout sur la révolte haïtienne, justifie son rôle et son action dans une vaine tentative de convaincre Bonaparte de sa fidélité à la République. Il s'attarde peu sur les conditions de son arrestation et de sa détention. Il écrit tout de même ce passage (grossièrement traduit en français):

"Arrêté  arbitrairement et sans m'entendre ni me dire pourquoi, emparé de tous mes avoirs, pillé toute ma famille en général, saisir mes papiers et les garder, m'embarquer et m'envoyer nu comme ver de terre, répandre des calomnies les plus atroces sur mon compte, et d'après cela, je suis envoyé dans le fond des cachots, n'est-ce pas couper les jambes d'un quelqu'un et lui dire : marchez , [ries ce pa couper sa langue et loui dire parlés]  ? N'est-ce pas enterrer un homme vivant ? Tout  cela a été bien combiné à ma perte, pour m'anéantir et me détruire. Parce que je suis noir et ignorant, je ne dois pas compter au nombre des soldats de la République, ni avoir du mérite, en conséquence point de justice, et si je n'ai pas dans ce monde, j'aurai dans l'autre."

Un musée nous "parle" aussi par ses silences. Le cachot de Toussaint Louverture est "orné" de quelques plaques commémoratives et d'une lettre des Haïtiens de Suisse... La librairie du château propose quelques livres généraux sur l'esclavage, pratiquement rien sur le héros de l'indépendance haïtienne. Un programme de rénovation à l'horizon 2030 promet un musée "consacré au thème des libertés, de la libération des peuples et de la création artistique antillaise et africaine autour de la mémoire de Toussaint Louverture". En attendant, il y a cette descente aux enfers.

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Depuis la Cluse-et-Mijoux, quelques coups de pédale mènent au troisième Jura, neuchâtelois celui-là, et à un autre haut lieu de l'histoire: Les Verrières.

À l'entrée du village, je photographie une ancienne station-service arborant la date "1871" au-dessus de bacs fleuris quand le propriétaire des lieux m'accoste et me signale tout ce qu'il y a à voir ici au sujet de l'armée Bourbaki, internée en Suisse lors de la guerre franco-prussienne. Mais avant, il me signale un autre exode plus prosaïque: "Avant, il y avait dix stations-service le long de cette route. Les Français venaient faire le plein d'essence, moins chère de ce côté-ci de la frontière." La plupart ont fermé. Il flotte aux Verrières un petit air d'abandon. L'ancienne institution Sully Lambelet attend d'être reconvertie en logements par la banque Raiffeisen. Un camion-grue charge du bois, non loin d'une centrale solaire.

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Difficile d'imaginer que dans cette plaine enneigée affluèrent, entre le 1er et le 3 février 1871, les débris d'une armée de 87 000 hommes qui se fit interner pour éviter de devenir prisonnière des Prussiens. Rien qu'aux Verrières, plusieurs dizaines de milliers de soldats épuisés par le froid et la maladie jetèrent leurs fusils en tas, abandonnèrent canons et équipements pour être pris en charge par la Croix-Rouge - créée quelques années auparavant. Le défi était gigantesque. Il fut relevé: les survivants furent répartis dans 190 communes de 24 cantons. La tradition humanitaire de la Suisse naquit ici de façon concrète.

Parmi les volontaires de la Croix-Rouge se trouvait un peintre, Edouard Castres, qui avait commencé sa carrière en décorant des cadrans de montres. Impressionné, il dessina moult croquis et en tira, dix ans plus tard, le spectaculaire "panorama Bourbaki" que l'on peut voir aujourd'hui à Lucerne.

Ironie de l'histoire, le général dont le nom est devenu célèbre à cause de cet épisode ne commandait plus l'armée de l'Est. Trompé par des ordres mal transmis, craignant que Paris lui fasse porter le chapeau de cette humiliante défaite, Charles-Denis Bourbaki avait tenté de mettre fin à ses jours; la balle ricocha sur son crâne. Un autre commandait la troupe en déroute.

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Parmi les vestiges conservés aux Verrières se trouve un wagon du type de ceux utilisés pour évacuer les soldats internés. Une partie du panorama Bourbaki y est reproduite en transparence sur une vitre, armée-fantôme descendue du ciel pour hanter un paysage qui n'a pas changé en 150 ans.

Il vaut la peine de s'arrêter à l'Hôtel de Ville, à côté d'une maison où fut négocié l'acte d'internement, pour voir le un petit musée: une copie du panorama y côtoie des images de cimetières (1700 hommes périrent dans l'opération), une vitrine un peu kitsch et quelques documents. On y lit que le panorama fut d'abord présenté à Genève, sur la plaine de Plainpalais, dans une tente spécialement conçue pour l'événement (le cinéma n'existait pas encore), et que le dernier des Bourbaki, Marcel Chassagnol, mourut en Auvergne à l'âge de 104 ans.

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À l'Hôtel de Ville, ne manquez pas le patron des lieux, Ria, son chapeau de paille et ses chaussures dont l'une est noire et l'autre (plus ou moins) blanche. D'origine indienne, il n'a pas oublié le professeur qui l'avait apostrophé dans sa jeunesse: "Tiens! tu portes le nom d'une commune fribourgeoise" (Riaz, mais sans Z). Et puis un jour s'est présenté un sympathique randonneur qui a passé la nuit à l'hôtel. C'était l'ancien conseiller fédéral Joseph Deiss, un Fribourgeois. Depuis, Ria rend hommage aux couleurs du canton et vend, bien sûr, une absinthe "Bourbaki" que mes voisins de table boivent avec la fondue.

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Troisième jour. La route remonte légèrement par le menhir de Combasson (ci-dessus) pour atteindre la plaine de La Brévine. La "Sibérie de Suisse" jouit d'une température tout-à-fait clémente en cette fin d'été. Le restaurant des Berges d'Estallières, au décor ...étonnant (ci-dessous), est encore désert à cette heure matinale.

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Mon objectif du jour se situe plus loin que La Brévine. Après le Petit-Cachot de Bise (ci-dessus) se profile, on s'en serait douté, le Grand-Cachot-de-Vent. Les Neuchâtelois du Haut s'y reconnaîtront dans leurs courants d'air. S'il s'en trouve un pour m'expliquer le sens du mot "cachot" qui, dans ce cas, n'est pas synonyme de cellule, je lui paie l'apéro.

Le Grand-Cachot-de-Vent, dit son site internet, est l’exemple le plus ancien de ferme à pignon frontal (ou «ferme neuchâteloise) de tout le Haut-Jura, sa première mention datant de 1503. Y ont vécu des des défricheurs, paysans, horlogers, bûcherons, dentellières... et plus récemment des vacanciers. Quand ces derniers partirent à leur tour, faute d'entretien, le toit s'effondra. On était à deux doigts de la démolir quand un groupe d'artistes et de personnalités emmené par Pierre von Allmen se mobilisa pour la sauver. Elle accueille régulièrement des expositions, dont en cet été 2025 celle de Youri Messen-Jaschin, pionnier de l'op-art que j'ai découvert en 2017. J'étais curieux de voir ses œuvres accrochées à des poutres plusieurs fois centenaires, Je n'ai pas été déçu, outre le fait que Youri se trouvait justement sur place. Reproduire ici des tableaux de grande taille basés sur des effets optiques ne fait guère de sens. En revanche, le lieu dégage une forte impression, notamment l'énorme conduit de cheminée en bois qui semble vous aspirer vers le ciel - mouvement inverse des escaliers descendant au cachot de Toussaint Louverture! - et, compressé sur deux dimensions, devient lui-même œuvre d'art.

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Le circuit des trois Juras touche à sa fin. Il me reste à franchir le col de la Tourne, d''oû on aperçoit déjà le lac de Neuchâtel en contrebas. Plongée sur Boudry, Bevaix, puis je suis la route du vignoble jusqu'à Grandson, d'où un tram régional me ramène au point de départ. Les trois étapes ont totalisé 200 kilomètres au compteur, et 2500 mètres de dénivelé environ. 

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© Jean-Claude Péclet 2025​​

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