
Rue, le château et la "maison rose"

Assumons: je suis le mauvais élève, l'emmerdeur du groupe. Le gars qui, sur la pointe des pieds, s'éclipse pour photographier un angle mort du salon, un objet sans intérêt historique, un rai de lumière, parfois le guide lui-même que les autres sont en train d'écouter. Ah, mais quel sans-gêne!
Déjà au Pays-de-Galles et ses châteaux savoyards, l'an dernier... Rebelote ce samedi 24 mai 2025 dans un autre château plus proche, celui de Rue appartenant présentement à la famille Traber. Ce nom réveille en moi de délicieux souvenirs de concupiscence technologique, puisque c'est dans les magasins Interdiscount, propriété des Traber, que j'ai dépensé au fil des décennies bien des billets de cent francs en gadgets électroniques.
Pascal Traber, vous me devez bien ce café que, finalement, vous oublierez de nous servir sur la pelouse soigneusement tondue de votre château. La seigneuriale demeure tapa dans l'œil de votre père qui la découvrit, émergeant de la brume, par la fenêtre de l'Intercity Berne-Lausanne, et l'acheta. Vous l'ouvrez de temps en temps au public, glisse notre guide Sophie Cramatte, pour avoir droit à quelques subventions payant une partie des très coûteuses rénovations et autres frais d'entretien. Vous vivez ici l'été, car l'hiver, ces vastes pièces aux murs mal isolés sont impossibles à chauffer. Merci de laisser les membres de Patrimoine Suisse parcourir ce labyrinthe, chaussés de protections en plastique bleu.
Depuis le douzième siècle, de propriétaire en propriétaire dont le premier mentionné fut le seigneur Rodolphe, vassal des comtes de Genève, les souvenirs se sont accumulés en ces lieux passablement malmenés, et où l'on tortura une sorcière. Savoyards, Fribourgeois et plus d'un hobereau local se sont ingéniés à incendier ou piller ce que d'autres venaient juste de reconstruire avant eux. Le piton rocheux où fut bâti le château était certes un excellent point d'observation qui en fit un gîte d'étape obligé - on compta jusqu'à douze foires annuelles et cinq auberges au village - mais il attirait aussi le regard des ennemis.
Cette proéminence encouragea aussi, hélas, une malheureuse carrière d'aviateur. Le capitaine français Ferdinand Ferber y testa des prototypes de machines volantes avant de se tuer (à Boulogne-sur-Mer) avec l'une d'entre elles, "dont le moteur lui enfonça le ventre" nous précise l'historien de Rue. Chaque famille a laissé sa trace ici, sa part de rénovations, des objets ramenés d'on ne sait quel voyage, des sièges en vrai ou faux vieux, des lampadaires cabossés brandis par quelque maure imperturbable. Les poutres des combles vibrent encore de bacchanales nocturnes qui y furent organisées avec les jeunes du village. De grandes voiles tendues entre paraissent y avoir été oubliées par Ferdinand Ferber. Un Journal de Genève de novembre 1889 est déplié dans une bibliothèque (prix: 10 centimes)
Si elle n'émeut guère l'historien, l'atmosphère de bric-à-brac ravit le photographe. Pardon de n'avoir pas retenu les détails techniques des latrines moyenâgeuses, qui passionnent les spécialistes de vieilles pierres, les dates de chaque incendie ou le nom des héros; ce qui m'attire dans ces pièces sombres aux tapisseries racornies par l'humidité, ou dans la "maison rose" voisine du notaire Rouvenaz qui sera restaurée un jour, c'est d'y déchiffrer le palimpseste de toutes ces vies faites de grands rêves et aussi de petits riens.










Rue, 24 mai 2025. Leica M11 + apo-Summicron 35mm.
© Jean-Claude Péclet 2025