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Plaines-du-Loup

Il ne s'agit pas de juger, mais d'attendre…

 

Ce qui n'est pas chose aisée en matière d'urbanisme. D'abord surgissent les grands projets, généraux et généreux. On y colle des mots selon les idées dominantes de l'époque. De Babel à la « Cité radieuse du Corbusier » - « Die neue Stadt » dans sa version helvétique esquissée par Burckhardt, Frisch et Kuttel en 1956 - en passant par la « Cité de Dieu » de Saint-Augustin, la « Cité du Soleil » de Tommaso Campanella, l' « Utopie » de Thomas More, la « Nouvelle Atlantide » de Francis Bacon et les phalanstères de Fourier, l'homme n'a cessé d'imaginer des villes idéales où l'habitat et des services collectifs favorisent une harmonie qui, décidément, ne cesse de nous échapper. En 2023, les utopies ne sont guère en vogue - sauf une, dictée par le réchauffement climatique: un nouveau quartier sera « éco » ou ne sera pas.

 

Les Plaines-du-Loup situées sur les hauts de Lausanne, à côté de l'aérodrome de la Blécherette, s'inscrivent dans ce double mouvement. Premièrement, il s'agit de « densifier » l'espace urbain pour planifier une Suisse à dix millions d'habitants sans massacrer ce qui reste de zones rurales et naturelles. Deuxièmement, il faut le faire en économisant l'énergie nécessaire à la mobilité et au chauffage, en préservant fraîcheur et verdure à l'intérieur même des espaces bâtis.

 

Concrètement, les planificateurs lausannois ont opté pour un quartier relié au centre-ville par un (futur) métro, concentrant les voitures dans un parking-silo au nord-ouest de la zone. Pas de parking souterrain sous les immeubles, donc. Le bâti est compact, sur six à huit niveaux, réparti en plusieurs lots pour préserver une diversité architecturale, le tout étant destiné à accueillir quelque 8000 habitants et 3000 emplois. En contrepartie, un grand parc, des cours intérieures et de nombreux arbres en pleine terre devraient contribuer à la qualité de vie des habitants dont les premiers ont emménagé à la fin de l'année dernière.

 

La réaction des Lausannois à cet énorme chantier n'a pas été tendre. « Ça, un écoquartier ? » La forêt de grues et de grilles, les blocs rapprochés ont généré des commentaires peu amènes dans le courrier des lecteurs et sur les réseaux sociaux. La population ne s'attendait pas à une telle masse de constructions. L'imaginaire urbain de la capitale vaudoise (la « paysanne qui a fait ses humanités » selon le poète Gilles) reste marqué par les cités ouvrières de la première moitié du siècle passé - Lausanne en offre d'ailleurs des exemples intéressants avec les habitats groupés de Prélaz et de Bellevaux. Pour dépasser ce sentiment que, depuis les années soixante, la ville court après son destin urbanistique, les autorités ont planifié le projet « Métamorphose » dans lequel s'inscrit le projet des Plaines-du-Loup. Au fond, l'enjeu est de redonner à la population l'envie de la ville. D'où cette question : le pari est-il en train d'y être gagné, au-delà des premières réactions ?

 

Les journées portes ouvertes de la Société des ingénieurs et architectes les 3 et 4 juin 2023 offrait pour la première fois l'occasion de visiter quatre lots en voie d'achèvement, y compris un certain nombre d'appartements et les premiers aménagements extérieurs. La série d'images ci-dessus reflète mes premières impressions. J'y ai volontairement mêlé des images de chantiers en cours, plus « dures », avec celles d'intérieurs qui n'attendent plus que leurs occupants, de couloirs et cages d'escaliers, des détails de façade, de zones vertes encore timides et d'espaces collectifs. Ce sont ces premiers regards, ces échappées sur le voisinage, une coursive, une vue encadrée par une fenêtre qui déterminent souvent notre rapport futur au lieu. Allons-nous l'apprivoiser, apprécier ses lumières et dégagements ou au contraire nous y sentir oppressés, entassés ?

 

Il est bien sûr trop tôt pour donner un avis définitif, mais je n'élude pas la question posée plus haut et ajoute aux images ces quelques impressions à chaud :

 

- La première, et sans doute la plus importante, est qu'une fois à l'intérieur du quartier, en particulier depuis les appartements, l'impression de masse dissuasive ressentie depuis l'extérieur disparaît en bonne partie. Je n'ai pas eu le sentiment d'avoir le nez collé sur la façade des voisins, les volumes respirent, les dégagements ne sont pas uniformes. Cela est dû au soin que les certains bureaux d'architectes ont mis à disposer les immeubles et dessiner le plan des étages de façon à créer des logements traversants – ou en tout cas dont les fenêtres s'orientent dans deux directions différentes. Il en résulte des pièces assez lumineuses, des espaces variés qui ne donnent pas l'impression d'encasernement.

 

- Les espaces publics entre les bâtiments, libres de toute circulation automobile, sont plus généreux qu'ils n'apparaissent de l'extérieur. Cela est dû au fait qu'à une exception près, le bureau genevois LSR, les architectes n'ont pas imaginé des portiques d'entrée pour leurs immeubles, portiques qui inviteraient le regard à s'introduire dans la complexité du quartier. Ils l'ont plutôt conçu replié sur lui-même, présentant sa face la moins amène aux passants. C'est un choix qui a aussi été dicté par le bruit des artères voisines. S'il est trop tôt pour juger de la végétalisation de ces espaces - promise généreuse -  les premiers aménagements permettent d'espérer qu'ils ne seront pas « morts », comme le sont souvent les zones gazonnées autour des grands ensembles.

 

- Selon les renseignements fournis, les loyers s'échelonnent entre 1300 francs pour un 2,5 pièces et 2600 francs pour un 4,5 pièces bien situé. Ce n'est pas donné, c'est aussi le prix à payer pour des constructions répondant aux normes énergétiques actuelles (Minergie P, Sméo 2000W). Les logements offrent un panachage de marché libre, de subventionnés et de PPE. À noter que la plusieurs maîtres d'oeuvre sont des coopératives qui louent à prix coûtant.

 

- Les espaces intérieurs des appartements sont dans les normes, leur disposition variée.Les deux salles d'eau et la cuisine « habitable » sont devenues incontournables. En revanche, les cages d'escalier et les espaces sur le palier sont étriqués, le béton brut y règne en maître.

 

- Certains bureaux ont fait un effort de créativité dans les espaces intérieurs communs. C'est le cas de Tribu architecture dont le bâtiment « Le Bled » est cerné de coursives (sans séparation entre les appartements autre que des tissus amovibles). On y trouve aussi une buanderie-zone de rencontre au premier étage, une petite salle de spectacle, un toit-terrasse avec cultures et « chalet » collectif, un hall multifonctions en double hauteur, des chambres R&nB gérées collectivement, des appartements modulables dont un, très grand, accueillant sept locataires différents, etc. Mais en règle générale, les appartements offrent une latitude assez restreinte aux habitats alternatifs.

- La période n'est pas aux expérimentations en matière d'habitat, elle n'est pas davantage propice à la diversité architecturale. Quant on songe que le projet des Plaines-du-Loup a été subdivisé en lots - certains mis au concours, auxquels ont participé des bureaux dits créatifs - on ne peut qu'être frappé par l'uniformité du langage qui s'y exprime. La droite, l'angle vif et le minimalisme y règnent en maîtres absolus. Ça ne rigole pas! Elle est loin, l'époque (début des années 80) où les architectes Frei, Hunziker et Berthoud s'inspiraient de Gaudi et Hundertwasser pour dessiner l'immeubles des Stroumpfs dans le quartier des Grottes à Genève. En 2023, chaque mètre carré compte et cela se sent. Le poids des normes aussi. Il en résulte une architecture d'optimisation certes efficace mais sans aucune douceur ni surprise.

- Un mot enfin sur l'usage du béton. Il est très présent aux Plaines-du-Loup, parfois de façon assumée (LSR), d'autres fois enrobé. Un des lots visitables a recouru à la brique auto-isolante. Peu de bois, sinon en façade, dans ce qui était visitable. Cela étant, la remarque d'un architecte mérite d'être relayée: en termes d'énergie grise, un bâtiment de béton intelligemment conçu pour réduire au minimum les joints d'étanchéité n'est pas forcément moins écologique qu'un immeuble en matériaux renouvelables qui en exige beaucoup. Débat de spécialistes que je me garde de trancher, mais qui souligne la complexité de ces grands chantiers, où les apparences sont parfois trompeuses.

Lausanne, 3 juin 2023. Leica M10 + Summilux 35mm. f1.4

  © Jean-Claude Péclet 2023. Reproduction soumise à autorisation

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