Françoise Lieberherr-Gardiol
« Je m'appelle Gardiol,
ça sonne comme rossignol... »
Ainsi commence le prologue de « Déracinements, exils et renaissances » *, le livre le plus récent de Françoise Lieberherr-Gardiol, coiffé par une citation d'Antonio Gramsci :
« Celui qui ne sait pas d'où il vient ne peut savoir où il va ».
De l'oiseau, Françoise a la légèreté, le nez aquilin, l'oeil mobile et la démangeaison migratoire. Elle vit entre Genève et Paris - ceci quand elle est au repos. Car cette ethnologue de métier est une infatigable voyageuse, d'une curiosité aiguisée comme au premier jour.
Je m'en suis rendu compte en automne 2021 lors d'une escapade en Pologne. Nous formions un petit groupe que soudait une joyeuse amitié de collégiens en goguette (certain virus était passé par là…), le goût de l'Histoire et de la bonne chère. Entre Varsovie, Cracovie et Lódz, nous avons beaucoup visité, marché. Au Musée Polin à Varsovie, qui retrace le passé de la communauté juive polonaise, Françoise fut une des dernières à sortir, ne perdant pas une miette des explications proposées par une muséographie fort bien faite, compliment aux autorités polonaises. Dans les mines de sel de Wieliczka, tandis que nos jambes s'alourdissaient après je ne sais combien de kilomètres de galeries souterraines, elle trottait allègrement comme si le plus intéressant était encore à venir.
De fait : le plus intéressant est toujours devant nous.
Tel est le premier secret de longue vie de cette femme extraordinaire. Le second est l'amour que lui inspirent les humains en général. Pas l'amour béat, éthéré que certains portent en bandoulière comme une sacoche en jute rapportée de leurs dernières vacances au Costa-Rica, mais celui, plus exigeant, qui repose sur le besoin de comprendre, condition du partage.
Françoise Lieberherr-Gardiol a vu beaucoup de pays au fil de son existence vagabonde : Iran, Russie, Afrique du Sud, Mali, Brésil, Japon pour n'en citer que quelques-uns. S'envoler vers les horizons multiples qu'ouvre la géographie : quoi de plus naturel quand on est ethnologue, chercheuse pour les Ecoles polytechniques fédérales ou collaboratrice du service Développement et Coopération au Département fédéral des affaires étrangères ?
Mais, pour ne pas s'épuiser en vains efforts, les oiseaux migrateurs doivent suivre leur route. Le fil rouge de Françoise Lieberherr-Gardiol a été les civilisations montagnardes, les peuples discrets et menacés, leur ingéniosité et leur créativité face à la rudesse de l'environnement. En lisant son dernier livre, on comprend mieux pourquoi.
Les ancêtres de Françoise sont Vaudois.
Pas les Vaudois dont la capitale est "une belle paysanne qui a fait ses humanités", comme dirait Ramuz. Non : les siens sont disciples de Vaudès ou Valdès, aussi connu sous le nom de Pierre Valdo, marchand à Lyon né il y a bientôt mille ans (en 1140 pour être précis). Vaudès commença par financer une des premières traductions de la bible en franco-provençal, donna tous ses biens pour se conformer à l'idéal de pauvreté apostolique et fonda la Fraternité des Pauvres de Lyon. Ce mouvement vaudois, pionnier réformateur d'une église catholique qui goûtait un peu trop à l'exercice du pouvoir temporel et au trafic des indulgences, suscita vite la méfiance, puis le rejet brutal de cette dernière, qui excommunia Vaudès en 1184. La suite n'est qu'une longue histoire de persécutions et d'exils dont la communauté vaudoise est ressortie laminée, à demi-éteinte.
Et pourtant toujours vivante, à force de volonté et de résistance. Françoise Lieberherr-Gardiol en est un témoin. Son nom de naissance désigne aussi, sans majuscule, un idiome franco-provençal - le gardiol - que parlent encore les habitants de Guardia Piemontese, en… Calabre, lointains descendants, comme elle-même, des Vaudois.
Après moult périples dans le monde entier, avec pour bagage initial quelques souvenirs et livres rares de famille, elle a entrepris ce voyage en amont qui l'a conduite dans les vallées piémontaises, au pays de Languedoc et en Argentine. Elle a retrouvé la trace d'un ancêtre Gardiol, prénom Antoine, né en 1546 à la Roche Platte, un hameau de la commune de Pra Rustin (Piémont).
Son récit détaillé ? Il est riche en péripéties, tragique parfois, et décrit dans « Déracinements, exils et renaissances – Des routes Gardiol ». Le texte, entre enquête de terrain et évocation, se présente comme un long poème en prose, franchissant avec bonheur les siècles et les continents.
« Gardiol,
une petite Histoire
silencieuse dans le bruit du monde,
survivante des puissants mangeurs de territoires
dans une terre de paysans montagnards,
attachés aux valeurs qui donnent sens à l'existence. »
...écrit-elle en épilogue du livre.
« Tirer » le portrait de Françoise Lieberherr-Gardiol était donc un peu plus qu'une affaire de réglages et de sourire (le sien lui vient très naturellement). Nous avons opéré dans son appartement traversant des Acacias par un matin de janvier que glaçait la bise, à la lumière du jour, avec un Leica M10 équipé d'un apo-Summicron 50mm. f2 et d'un Elmarit 90mm. f2.8 pour les portraits couleurs. Nous avons également fait quelques images argentiques avec le Rolleiflex, qui ne sont pas reproduites ici car elles ont été tirées sur papier baryté Hahnemühle – et il serait absurde de scanner un tirage argentique dont l'épaisseur et la profondeur des tons ne sont par définition pas reproductibles sur un écran rétro-éclairé.
Merci à toi Françoise pour ta patience, ton accueil. Merci aussi de m'avoir fait lire - fort tardivement, j'en suis tout confus - le formidable "Tristes tropiques" de Claude Levi-Strauss - bien plus qu'un compte-rendu d'ethnologue. Ce texte paru en 1955 commence par une phrase étrange pour un homme qui s'apprête à raconter des expéditions dans les zones reculées d'Amazonie: "Je hais les voyages et les explorateurs"...
Je vous laisse (re)plonger dans la suite de "Tristes tropiques" pour comprendre en quoi elle n'est pas contradictoire avec ce que raconte Claude Levi-Strauss. Après la lecture de "Déracinements...", bien entendu!
* Editions de l'Aire, collection Ouverture. Françoise Lieberherr-Gardiol a publià une dizaine d'ouvrages, dont
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Prendre le signalement de l'univers, entre Perse et Iran, L'Aire, 2019.
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Chroniques pour l'absent, du Mali à St-Petersbourg, d'Amazonie au Japon, Editions Publibook, Paris, 2009.
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Quelles villes pour le XXIème siècle ? (ouvrage collectif, dir. Avec German Solinis), Editions Infolio, Gollion, 2012.
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Pérégrinations parmi les peuples invisibles, L'Aire, 2015.
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Kyoto entre signes et réalités, L'Aire, Vevey.
Genève, 21 janvier 2022. Leica M10, apo-Summi cron 50mm f2 et Elmarit 90mm. f2.8
© Jean-Claude Péclet, 2022. Reproduction soumise à autorisation