Buffet de la gare de Lausanne
Le dernier voyage du paquebot
« Les femmes et les enfants d’abord! », dit-on quand un bateau sombre. Début janvier 2016 au Buffet de la gare de Lausanne, c’est plutôt: « Les couteaux et les fourchettes d’abord! »
Ce mercredi 6 janvier avant neuf heures, ils font déjà la queue. Dans la journée, environ trois mille personnes vont s’arracher les 887 chaises, 313 tables, 480 luminaires, 830 cendriers du grand café qui aurait dû célébrer ses cent ans d’existence cette année. Plus la légendaire horloge du « Freeport » qui avançait (exprès) de cinq minutes, les piles de nappes en tissu, des fours à gaz, un pressoir de 1876, un piano droit, des casseroles à moules, les podiums de la Salle des Cantons qui ont vu défiler tant de politiciens, bonimenteurs, évangélistes...
Un véritable inventaire à la Prévert. Un septuagénaire songeur observe la cohue des chasseurs de bonnes affaires: « Tout ce qui sort, c’est le restaurant qui explose. Je m’en remettrai, mais cet établissement était unique. » Ses mains n’enserrent qu’une petite salière, achetée « comme souvenir ».
Les objets ont-ils une âme? Les salles ont-elles une âme? La gauche lausannoise le pense puisqu’en 2008, apprenant que l’aile ouest de la gare allait être rénovée, elle lançait une pétition pour défendre les « lieux de parole et de rencontre face à la marchandisation ». Après avoir récolté 1400 signatures, elle a réussi à en sauver trois petites.
Etrangement, la même gauche est restée muette quand, début 2015, un entrefilet de « 24 Heures » a annoncé que la fermeture du Buffet, pour deux ans de travaux, entraînerait le licenciement de ses 84 collaborateurs. Les défenseurs de la veuve et de l’orphelin n’ont pas eu un mot pour saluer ces travailleurs, étrangers pour la plupart, qui leur apportaient les bouteilles d’Henniez sur les nappes vertes autour desquelles eux-mêmes redessinaient un monde supposé meilleur.
Leurs visages, pourtant, auraient dû leur être familiers. Celui de Marie-Thérèse par exemple, qui s’occupait justement des salles de réunion depuis... 45 ans. Vous avez bien lu: en quarante-cinq ans de service, elle a connu quatre générations de patrons, des Péclard à Carlo de Mercurio, en passant par Eugène Chollet et Alexandre Scheuchzer. Même si Marie-Thérèse disait être contente d’arrêter, à son âge et avec sa fille handicapée dont elle s’occupe, elle a pleuré plus d’une fois, fin novembre, lors de la petite fête organisée en son honneur.
Horacio n’avait « que » vingt-quatre ans de service. C’est à lui que j’ai pensé d’abord quand j’ai lu l’article de « 24 Heures », peut-être à cause de sa moustache, de son accent légèrement chantant, ou de l’étincelle malicieuse qui éclairait son regard quand il servait mon café matinal au Buffet première. Je travaillais alors au « Matin Dimanche » et me suis dit qu’il serait élégant de consacrer une page aux portraits de celles et ceux qui ont fait tourner le Buffet toutes ces années. La direction de ce dernier n’y était pas opposée mais trouvait que ce n’était pas le bon moment, juste après la confirmation des licenciements à venir. Certes, tout était en règle - simple résiliation de bail au regard de la loi, donc pas de plan social. Le délai pour trouver une autre place était confortable, rien à redire. Juste cette petite boule au ventre à l’idée que cette fois, c’était bien la fin. Nombre d’employés, j’allais m’en rendre, compte, ont mis du temps à s’y faire.
Puis est arrivée la retraite - la mienne. Je n’avais pas de projet précis, une de mes premières initiatives a été de monter les escaliers un peu décatis séparant le Buffet première du « Freeport » et pousser la porte (« Entrer sans frapper ») pour proposer au directeur Paul Naeff l’échange suivant: il me laissait vadrouiller avec mon appareil photo dans les différents établissements du Buffet, les cuisines et les coulisses, y faire le portrait des employés qui étaient d’accord et le leur offrir, avec la perspective d’un livre-souvenir à la clé.
Ainsi fut dit, ainsi fut fait. D’abord un peu surpris par ce retraité qui passait de longs moments à les observer, les employés m’ont accepté, je n’ai essuyé aucun refus. Dès le premier jour, Paul Naeff a joué le jeu à cent pour cent. Il a commencé par me faire le tour du propriétaire – ou plutôt du locataire, puisque les lieux appartiennent aux CFF. J’ai immédiatement pensé à un paquebot, avec sa soute, ses cabines pour l’équipage, sa salle de bal, ses réserves et recoins.
En sous-sol, à côté des vastes cuisines, j’ai découvert la boulangerie qui chaque jour préparait des centaines de sandwiches, tranches de pizzas, croissants et autres cargaisons de viennoiseries pour l’Eurocafé et le Pendolino, tous deux dépendant du Buffet. Deux équipes de boulangers, dont une femme, Catherine, s’y succédaient jour et nuit à un rythme soutenu. J’ai suivi leur travail dans le stress et la chaleur, et j’ai volontiers cru Christian quand il m’a dit entre deux fournées que « dans ce métier, on ne vit pas très vieux ». Dans les combles, j’ai découvert la lingerie où ont travaillé jusqu’à cinq personnes – contre deux en 2015, Dijana et Khady. En-dessous, un couloir donnait sur une douzaine de chambres où vivait, entre autres, Nuno, le vendeur de boules de Berlin du passage sous-voies.
Les caves, refaites en 1991 par Alexandre Scheuchzer qui reprenait le Buffet avec de grandes ambitions, semblaient surdimensionnées quand je les ai vues, annonçant déjà la fin prochaine. Un cambrioleur n’y aurait guère trouvé de grand crûs à emporter. A côté de l’atelier de Stéphane le mécanicien, entre des palettes de boissons et un vélomoteur à l’abandon, une porte donnait sur des cuves contenant 8000 litres de bière. « Le couloir se poursuit jusque de l’autre côté de la gare », a précisé Paul.
Sur ce navire, la partie la plus modeste était la cabine du capitaine. « Bonjour, Buffet de la gare de Lausanne à votre service... » A part le bureau vitré de Mercedes (30 ans de service), dont une des tâches consistait à trier les appels extérieurs avec Marion l’apprentie, les autres locaux de direction étaient exigus et souvent inoccupés: au Buffet, c’est sur le pont qu’on est le plus efficace. Dans une minuscule salle obscure destinée aux réunions internes, une tête de cheval en bronze jouait les serre-livres pour quelques classeurs que, manifestement, on ne consultait pas souvent.
« Avez-vous des archives? », ai-je demandé à Carlo de Mercurio, le dernier gérant. Pas vraiment. Les CFF? Pas davantage. Peut-être les héritiers d’Eugène Chollet, qui régna sur le Buffet pendant vingt ans? Hélas, le livre d’or où il avait recueilli les signatures de l’Aga Khan, d’Andreï Gromyko, de Milos Forman et de l’abbé Pierre (entre autres) était enfoui dans un carton qu’il n’était pas possible d’exhumer à temps: « c’est de l’histoire ancienne, nous avons tourné la page », m’a-t-on répondu.
Sans doute. Mais cette histoire-là dépasse la vie ordinaire d’un simple buffet de gare. Par sa situation géographique, celui de Lausanne a été le point de convergence non seulement des Vaudois mais de toute la Suisse romande. Combien de clients l’ont-ils fréquenté? Je me suis risqué à une estimation, conservatrice, de quatre cents personnes en moyenne, fréquentant 365 jours par an ses cafés, salles et comptoirs de vente. Cela fait environ quinze millions de personnes depuis 1916, probablement beaucoup plus.
Parmi ces millions de clients d’un jour ou réguliers, j’ai rencontré Clarisse Holik, arrivée tout exprès de la banlieue parisienne pour se restaurer une dernière fois au Buffet avant les travaux. « Quand j’étais petite, dit cette élégante sexagénaire, nous venions chaque année skier en Valais en faisant étape près de la frontière. La tradition était de prendre le petit déjeuner au Buffet. Ce qui m’a marqué? Les nappes blanches, le cadre boisé avec ses belles fresques de paysages suisses, la gentillesse du personnel. Je désirais revoir tout cela avant qu’il ferme. »
Sa madeleine de Proust, en quelque sorte. Le Buffet est aussi le lieu discret où se sont tissés et défaits d’innombrables liens professionnels, politiques ou amoureux, le réceptacle de confidences, d’interviews, de projets et de complots. « Voyons-nous au Buffet... » La cinéaste Ursula Meier et le scénariste Antoine Jaccoud y ont conçu ensemble le film « L’Enfant d’En Haut ». Des conseillers nationaux en ont fait leur bureau matinal en attendant l’Intercity pour Berne. La photographe Julie de Tribolet appréciait « l’ambiance, les plats traditionnels ». La responsable romande de Swissaid Catherine Morand y préparait sa prochaine conférence de presse. L’éditeur Pierre-Marcel Favre y a rencontré un des plus célèbres militants d’extrême-gauche romands, arrêté plus tard pour attentat à l’explosif. Le soussigné y a été engagé deux fois (l’entretien officiel qui suivait n’était que pure formalité) et y a engagé au moins un collaborateur.
Dans ses salles du premier étage, dont la principale dite « des Cantons » sera livrée aux marteaux-piqueurs ainsi que la plus grande partie des locaux (sauf la salle de première classe), le Buffet de la gare de Lausanne a été un incroyable sismographe de tous les grands débats politiques et sociaux qui ont agité la Suisse depuis un siècle. Les voix de Franz Weber, Jean Ziegler, Gottlieb Duttweiler (fondateur de la Migros), ou de l’avocat Jacques Vergès y ont tonné. Des assemblées plus houleuses que ne le laisse supposer la légendaire placidité vaudoise ont fait vibrer les murs. Sans oublier les lotos – jusqu’à une soixantaine par saison, les banquets bien arrosés célébrant le pays ou le succès d’une entreprise, les soirées des sociétés locales. Sans oublier non plus les prédicateurs et les vendeurs à la langue bien pendue.
Comment restituer cette existence vibrante? L’idée m’est venue de parcourir les archives électroniques de cette autre institution qu’est la « Feuille d’Avis de Lausanne », aujourd’hui « 24 Heures ». Travail de bénédictin, mais fructueux. En un siècle, le Buffet de la gare de Lausanne a été mentionné plus de mille fois dans le principal quotidien vaudois. Parmi les références figurent beaucoup de petites annonces, souvent répétitives mais instructives à leur manière. Au début, les articles sont généralement de simples compte-rendus d’apparence anodine qu’il faut lire entre les lignes, ou replacer dans leur contexte historique. Au milieu de tout cela se cachent des perles, quelques reportages étonnants. Quand on se rapproche de l’époque actuelle, les référence diminuent en même temps que le ton devient plus indépendant, parfois critique.
De cette matière abondante, j’ai tiré huit « tableaux » qui, je l’espère, évoquent la richesse de ce qu’a été le Buffet de la gare de Lausanne.
Premier tableau, 1916. « Nous avons un Buffet modèle! »
Alors que la guerre fait rage autour de la Suisse, la construction de la nouvelle gare de Lausanne touche à sa fin. Le Comptoir suisse n’existe pas encore, sans parler du campus universitaire avec ses salles de conférence design. La pauvreté est encore répandue en Suisse, la vie très simple. Dans ce tableau, le Buffet de la gare de Lausanne brille de tous ses feux. Il est le lieu de rendez-vous par excellence: gastronomique, politique et économique – c’est-à-dire principalement agricole à ce moment-là. On y joue de la musique, les garçons du Buffet première en jettent avec leur noeud papillon, leur grand tablier de brasserie et leur poche à monnaie. La clientèle, en tout cas celle du Buffet première classe, s’y rend elle aussi en « habits du dimanche ».
La veille de l’ouverture au public, le rédacteur (anonyme) de La Feuille d’Avis livre une description détaillée et dithyrambique du nouvel établissement. Ce témoignage historique mérite d’être cité intégralement:
« Ah! Ma foi, il ne laissera rien à désirer, croyons-nous. Nous aurons un buffet digne de notre ville, et nous ne doutons pas que dans ses meubles et sous la direction de M. Vauthey, le concessionnaire, le buffet de Lausanne n’ait vite reconquis son ancienne et juste renommée (le premier Buffet, construit en bois, datait de 1863).
Les journalistes lausannois ont eu hier le plaisir de visiter le nouveau buffet. Ils rapportent unanimement de cette visite la meilleure impression, à tous égards. Pour la distribution et l’aménagement de cette partie de l’édifice, les architectes, MM. Taillens et Dubois, Monod et Laverrière, se sont inspirés de ce qu’il y avait de mieux en Suisse, soit dans les buffets des gares, soit dans les hôtels. Rien ne manque, qui soit susceptible d’assurer, suivant la formule, « un service prompt et soigné » dans toute l’étendue du terme. Et cela est important, certes, dans un établissement de ce genre.
A l’étage supérieur, l’appartement du buffetier et les chambres du personnel; leurs occupants n’auront, croyons-nous, aucun sujet de se plaindre; tout y est fort bien compris.
A l’étage au-dessous et éclairées par de larges baies ouvertes sur la place: une grande salle – dite des XXII cantons, à cause de la décoration montrant les armoiries de nos 22 Etats suisses – est destinée à de grandes assemblées et banquets; elle peut contenir de 350 à 400 personnes. A côté, une salle de moindre dimension, très gracieuse elle aussi. Enfin, flanquant la grande salle, deux petits salons pour des réunions ou diners plus intimes. Tous ces locaux sont ventilés et chauffés suivant les procédés les plus perfectionnés et sont en relation directe, par des monte-charges, avec la cuisine, les offices et la cave.
Au rez-de-chaussée, ouvrant sur la place et sur les quais, le buffet des Ière et IIème classe (côté ouest), le buffet de IIIème classe (côté est) séparés par l’office. Ces deux salles, comme celle de l’étage, sont décorées avec beaucoup de goût et d’originalité et tout y est aménagé pour la plus grande commodité du public et du personnel, pour la rapidité du service et la facilité du contrôle. On admire particulièrement la menuiserie en chêne du Japon, du buffet des Ière et Iième classe, et celle en pitchpin du buffet IIIème classe; ces bois superbes de veine et de ton ont été admirablement travaillés. Les appareils de lustrerie sont aussi d’un dessin original.
Au buffet de IIIème classe, très vaste, il y a en outre une galerie pouvant contenir une soixantaine de personnes. Au buffet de Ière et Iième classe, il y a, pour les personnes désirant être un peu à part, un podium avec trois tables et un petit salon annexe.
La décoration du buffet des Ière et Iième classes est traitée dans les tons bleu et or, elle sera complétée d’ici l’automne par cinq grandes toiles représentant: Genève, Neuchâtel, Fribourg, la contrée de Montreux et le Viège-Zermatt. La décoration du buffet de IIIème classe, d’une tonalité rouge, très gaie, comprend des médaillons qui seront occupés par des réclames, sous forme de peinture, des divers chemins de fer secondaires suisses.
Passons au sous-sol. Un monde. C’est une théorie de locaux très vastes, très clairs, rayonnant autour de la grande cuisine, coeur de ce royaume souterrain. Comme nous l’avons déjà dit, rien n’y fait défaut et tout l’agencement est des plus modernes, c’est-à-dire dernier cri. Les diverses machines pour le nettoyage et le coupage des légumes, pour la confection des pâtisseries, sont actionnées à l’électricité. Il y a une machine à fabriquer la glace, partant l’air froid, qui de là est distribué dans tous les locaux, au gré de ceux qui en désirent. Pour l’air chaud, s’adresser au chauffage central. Il y a des locaux frigorifiques pour la conservation des viandes et mets divers; d’autres pour la conservation de la bière. De puissants ventilateurs évacuent au dehors toutes les émanations des cuisines et de ses services annexes.
Quant aux caves, dont l’aménagement ne laisse non plus rien à désirer, nous pouvons dire, par expérience, que M. Vauthey attend de pied ferme et sans aucune perplexité les palais les plus exigeants.
Nous avons un buffet modèle! »
Deuxième tableau, 1917 et 1939. Quand passe le train de l’Histoire.
Très vite, l’actualité locale et suisse résonne dans les salles du Buffet. En revanche, le fracas de l’Histoire, en particulier celui des tranchées de 14-18, est beaucoup plus assourdi. Parfois cependant, au passage de certains trains, la guerre n’est plus seulement ce roulement de tonnerre lointain dont on compte avec angoisse les secondes qui le séparent de l’éclair entrevu. Elle prend, brièvement, un visage tragiquement humain.
C’est ainsi que, le 17 décembre 1917, un convoi de 44 prisonniers de guerre malades en provenance d’Allemagne (38 Français et six Belges) s’arrête en gare de Lausanne. Les premiers vont être internés au Pont (Val-de-Joux), les seconds à Yverdon. Pendant leur longue attente à Lausanne, les Samaritaines de Lausanne servent aux soldats éclopés un déjeûner et un dîner dans la salle qui est alors celle des XXII Cantons. Délicate attention, un pianiste y joue la Marseillaise, la Brabançonne et des airs populaires suisses, français et belges.
Les textes d’auteur sont rares dans les journaux publiés avant la Deuxième guerre mondiale. D’où l’intérêt du reportage signé Michel Jaccard dans la Feuille d’Avis du 21 juin 1939. Le journaliste est allé à la rencontre d’une septantaine de très jeunes orphelins espagnols qui, eux aussi, font halte en gare de Lausanne sur le chemin du retour, après avoir été accueillis dans différents homes de Suisse romande. « Ils ont mangé de bon appétit, écrit-il, et maintenant, ils sont tout à la joie du départ. Ils rient, s’amusent, s’interpellent, dans leur langue roulante et saccadée, leurs yeux de jais étincelant dans un teint de bistre. Dans un coin, un gaillard de six ou sept ans a claqué une fillette du même âge et tout le groupe participe à la bagarre. Il faut la voix, sévère à dessein, d’une surveillante pour calmer ce petit monde. »
Le journaliste s’approche d’un « petit homme de douze ans, au visage marqué de taches de son, aux crins rebelles, et qui a l’air d’un bon petit diable.
-
Comment t’appelles-tu, grand garçon?
-
Je m’appelle Manuel Herredia.
-
Et tu habites?...
-
A Erandio, Calle Astrabadua!
Il récite l’adresse tout d’une haleine, comme une leçon apprise.
-
Alors, tu es content de retrouver tes parents?
Le visage du gosse s’assombrit.
-
Je n’en ai plus, répond-il de sa voix gutturale de gosse qui mue. Mon père il est mort à la guerre. Ma mère, c’est les bombes. »
Troisième tableau. Saoûlons et larrons.
Au début, le Buffet de la gare avait des salles de première, deuxième et troisième classes. Ensuite, il n’y eut plus que la première et la deuxième. Puis la seconde a été transformée en pub et rebaptisée « Freeport ». Un chercheur y trouverait matière à dissertation sur la volonté des sociétés contemporaines d’effacer, en surface du moins, ce qui pourrait souligner les stratifications sociales.
Reste que le Buffet a toujours été un lieu de rendez-vous où se côtoient, sans se frotter les uns aux autres, des bourgeois tranquilles et des personnages interlopes, des gens comme il faut et des clients prompts à basculer dans l’excès. Parfois, l’histoire des seconds a trouvé son épilogue dans la chronique judiciaire ou celle des faits divers.
C’est ainsi qu’en septembre 1927, Octave C., ex-employé communal de Lausanne âgé de 47 ans, est jugé pour avoir heurté avec sa voiture – et tué – un motocycliste près de Morges. Le Tribunal de district reconstitue son emploi du temps avec l’humoristique minutie que voici:
« A sa sortie du bureau, l’accusé s’était rendu avec son auto à l’Abbaye de Mont-sur-Rolle pour y chercher des bouteilles de vin qu’il devait transporter aux Plaines-du-Loup. A Mont, il consomma un malaga et prit sa part d’une bouteille dégustée entre cinq personnes. Sa livraison aux Plaines-du-Loup effectuée, il se rendit au Café Lausanne-Moudon, où il trinqua en compagnie de quelques connaissances, fit un arrêt dans un café de La Sallaz, et rentra chez lui, à Vers-chez-les-Blancs, aux environs de minuit, dans l’intention d’y souper. Ne trouvant, paraît-il, rien à manger, il ressortit, alla au Café populaire, espérant pouvoir s’y restaurer. L’établissement étant fermé, C. Reprit sa machine et redescendit sur Lausanne. Nouvelle halte au Buffet de la Gare et café kirsch. A 3 heures ½ du matin, C. Était de retour à Vers-chez-les-Blancs, en compagnie de MM. R. Et R. et tous trois se mirent à jouer aux cartes. La partie fut arrosée d’une bouteille de vin rouge. A 5 h. Du matin, le trio, en auto toujours, se remettait en route pour Lausanne. On marqua le passage au Buffet où l’on but trois cafés, nature cette fois. De là, en société d’une aimable sommelière rencontrée sur la place de la Gare, on mit le cap sur Villette. Comme il faisait un peu frais, des grogs étaient tout indiqués. Chacun en absorba un ou deux – ce point n’est point nettement établi. Puis retour au Buffet. La sommelière les ayant quittés, les trois hommes, fraternellement, et malgré l’heure matinale, partagèrent un demi-litre de vin. »
En octobre 1957, c’est un voleur valaisan que s’y distingue. Après avoir dérobé 500 francs suisses (une belle somme, à l’époque) à un ouvrier travaillant sur le chantier d’un barrage, il s’est cru à l’abri en changeant de canton. Mais, donné aux policiers par son complice âgé de 19 ans, il est arrêté « au Buffet de la Gare de Lausanne où il festoyait » - un peu trop tôt, apparemment.
En 1983, trois trafiquants d’héroïne comparaissent devant le Tribunal correctionnel de Lausanne.
L’aîné du trio, qui avait été chargé de transporter 50 grammes d’héroïne de Bâle au Buffet de la gare de Lausanne, révèle le mot de passe qui devait l’identifier auprès de son contact: le mot « fleur », en hébreu.
En 2001, le Tribunal correctionnel de Vevey juge un escroc en série, Gérard W. Grâce à un agent infiltré, la police a repéré une prétendue « opération de change » consistant à troquer 300 000 francs suisses contre 450 000 dollars amenés par des malfrats bergamasques qui avaient des sommes « faramineuses » à blanchir. L’échange de mallettes a eu lieu au Buffet de la gare de Lausanne, « première classe bien sûr », précise le compte-rendu d’audience. Elles ne contenaient presque que des liasses de papier blanc.
D’autres affaires sont plus tristes, comme celle de Graziella. Après un mariage et un divorce ratés, elle se retrouve à 22 ans sans profession ni domicile. Son port d’attache? le Buffet de la gare de Lausanne. Son gagne-pain? Aborder des hommes ivres, se faire payer à boire et profiter d’un moment d’inattention pour voler leur argent, en moyenne 150 francs par personne, avec une pointe à 3300 francs. D’entente avec un de ses compagnons logeurs, elle amène certaines victimes dans un studio et profite de leur état éthylique avancé pour les dépouiller de toutes leurs valeurs.
Quatrième tableau. Les Trente Glorieuses
Qui se souvient encore qu’il y avait encore, en 1948, des carnets de rations alimentaires en Suisse? Comme ailleurs en Europe, la prospérité a soulevé le pays comme une marée soudaine dont on ne mesurait pas l’ampleur. A partir de la moitié des années cinquante, les ménages ont commencé à gagner assez d’argent pour s’acheter une voiture, voyager à l’étranger, s’offrir un bon repas au restaurant.
Le Buffet de la gare de Lausanne en profite largement. Son grand restaurant ne désemplit pas le dimanche. On se dispute les salles à l’étage pour expérimenter la nouveauté magique que représente un studio de télévision, ou présenter les gadgets ménagers qui vont simplifier la vie de Madame. Globomat SA, de Bâle, dévoile « un nouveau sensationnel show publicitaire » et offre un kilo de beurre suisse (sic) à chaque couple qui assistera à la présentation de ses produits, assortie de la projection du « splendide » film sonore en couleurs « Le chemin du bon goût ».
Des couleurs, encore, pour vanter en images animées les charmes de la Tunisie ou du partage d’appartement hôteliers. C’est moderne, qui y aurait songé il y a seulement dix ans? Les agences de voyage se succèdent, les conférences aussi. Castolin (entreprise aujourd’hui disparue) recrute à tour de bras et reçoit les candidats dans un salon du Buffet. Non loin de là, les saisonniers italiens posent leur valise et passent en file indienne l’humiliant examen de santé qui, à l’époque, ne fait hausser aucun sourcil.
On engage aussi, en août 1959, des « messieurs actifs et débrouillards, possédant une voiture, à titre de représentants et agents pour la vente d’une nouveauté sensationnelle dans la branche articles ménagers. Il ne s’agit ni d’aspirateur, ni de machine à laver ou appareil de cuisine. Grande possibilité de gain. Prière de se présenter au Buffet de la Gare 1ère classe à Lausanne, avec photo et permis de séjour. »
Le Buffet lui-même se développe – il comptera jusqu’à 150 employés - à tel point qu’il manque de chambres pour les loger. Il cherche des « mansardes modestes à un ou plusieurs lits, meublées, ou non, pour loger personnel masculin ». Ledit personnel n’est pas trop regardant, reconnaissant même. En janvier 1953, un « employé au nom de tous » fait paraître une annonce remerciant « sincèrement les gérants, M. Et Mme Péclard, pour leur dîner de Noël et leur gentille gratification de fin d’année: qu’ils trouvent ici l’expression de leur reconnaissance et leurs voeux de prospérité pour l’année 1953. » L’annonce paraît plusieurs années de suite.
Dans ce climat d’euphorie, quelques signes des problèmes à venir passent largement inaperçus. Ainsi cette conférence du docteur Pahud sur l’obésité, en 1957 à la Salle des Vignerons. Ou la journée d’information de la « Commission romande des consommatrices » sur l’étiquetage des produits, les premiers débats sur l’énergie nucléaire ou l’aménagement du territoire. Le grand registre des réservations des salles, s’il avait été conservé, donnerait une photographie assez exacte de ce qu’a été l’émergence de la société de consommation, et sa contestation.
Cinquième tableau. Les âmes solitaires.
Cinquième tableau. Les habitués
Le Buffet a toujours été le point fixe de ceux qui n’ont plus d’autre endroit auquel se raccrocher. Il les attire naturellement, comme la lumière les papillons de nuit. Combien sont-elles, ces âmes esseulées qui errent de Chez Carmen au Pendolino? « Une quarantaine au moins », estime Augusta, la responsable de l’Eurocafé, qui connaît les habitudes de chacun. « Ici, on fait su social », dit-elle.
Au cours de mes visites au Buffet, j’ai rencontré à plusieurs reprises Christophe, l’homme qui se sert d’un croissant ou d’un taillé aux greubons comme d’un téléphone mobile et mène dans le passage sous-vois de la gare d’imaginaires conversations aussi bruyantes que crédibles. A cinq heures du matin, tandis que les jeunes fêtards dégringolaient des boîtes du centre ville, j’ai vu Anita, fidèle parmi les fidèles, mordre le thorax de Fernando le livreur en signe de cannibale affection.
On raconte que c’était encore plus fou avant. Les anciens se souviennent de gendarmes virés du Buffet par le fond des pantalons et par la fenêtre, de chopes vidées depuis la galerie de Buffet deuxième classe sur des têtes imprudentes. Quoi qu’il en soit, travailler au Buffet est une bonne école de diplomatie et de fermeté. « J’ai appris à gérer les dealers », assure Naoufel. A l’Eurocafé, Augusta n’a pas son pareil pour évacuer un client alcoolisé à neuf heures du matin. « Il faut aussi savoir constituer son équipe: deux femmes le soir, ça n’irait pas ». Tandis que le géant Sergio, doux comme un agneau, déploie sous son T-shirt noir une carrure dont la vue suffit à calmer les excités.
La plupart des débordements se déroulent sans trop de dégâts. Dans mes discussions et recherches, je suis tombé sur deux exceptions. D’abord un meurtre entre employés. En mars 1972, Severiano Fernandez, qui venait de se mettre au lit, dans une des dépendances du Buffet, a été tué par un compatriote espagnol de 27 ans. Celui-ci a d’abord tenté de l’étrangler, puis l’a assommé à coups de brosse à habits. Pourquoi? « Il semblerait que P. G.-F. ait été saisi d’un accès de rage parce que son compagnon faisait du bruit et l’empêchait de dormir », écrit le journal.
L’autre affaire est plus récente. Isabelle, serveuse au Freeport, n’oubliera jamais ce qui s’y est passé à l’Eurocafé où elle travaillait il y a une vingtaine d’années. Un monsieur inconnu est arrivé un jour avec un sac à commissions et lui a demandé de le garder derrière le comptoir pendant qu’il allait aux toilettes. Peu après, un coup de feu a retenti. Il s’était suicidé au revolver. « Le crâne avait explosé, la cervelle coulé sur les épaules, se souvient un autre témoin du drame. Les gendarmes, un peu sadiques, avaient envoyé une jeune collègue pour le constat. »
Ce fait divers est heureusement exceptionnel. La plupart des habitués sont inoffensifs et parfois serviables, comme Gaston, que l’on a encore des chances de rencontrer Chez Carmen vers dix heures du matin. Contre un « ballon » d’un déci de rouge, il se charge volontiers d’une liste de courses à la Migros voisine, même s’il lui est arrivé d’oublier ce qu’il venait y faire. Le jour où je l’ai croisé, il avait perdu un ou deux boutons à sa veste et Claudine, la gérante du bar, s’est proposée de les lui recoudre. Où pratique-t-on encore ce genre de troc?
Le Freeport, ex-Buffet deuxième classe, avait aussi ses réguliers. Dimitri s’en est rendu compte le jour où la grande horloge décorant la salle, qui avançait de cinq minutes depuis belle lurette, a été remise à l’heure. La moindre des choses dans un buffet de gare, pourrait-on penser. Eh bien non, « des clients ont réclamé », se souvient-il. Ils s’étaient habitués à ce décalage et y calquaient leur pas pour aller prendre leur train. Encore cinq minutes... Une pendule bien réglée ruinait leur tempo! Celle du Freeport a donc été avancée à nouveau de cinq minutes.
Au Buffet première, les habitués étaient d’un autre genre. Paul Naeff se souvient d’un monsieur bien mis qui pendant des semaines, avec une régularité de métronome, prenait place à la même table de la pinte, à la même heure, pour y commander le même menu diététique – filet de truite, légumes, salade avec une tombée d’huile d’olive. A la fin, les serveurs ne lui demandaient plus ce qu’il désirait, l’assiette arrivait devant lui, sans un mot, tout roulait au mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’au jour où, la pinte nécessitant quelques travaux, il fallut proposer une autre table à cet hôte distingué. Il ne voulut rien savoir et, furieux, ne revint jamais.
Il y a les solitaires discrets, comme Marguerite: « ils sont si gentils! Si je sors manger, c’est ici » dit cette dame frêle pour qui le repas servi au Buffet première classe est une fête. Il y a les silencieux, comme ce monsieur à la peau parcheminée qui épluche le journal du jour à la manière d’un ministre dans son cabinet privé. Que vont-ils devenir à partir de janvier 2016 ? A l’heure où ces lignes sont écrites, les réponses flottent encore. Tel est le Buffet de la gare, un endroit où les fils des vies se croisent et se séparent.
Sixième tableau. De droite à gauche. Au milieu, Jean-Pascal Delamuraz
Politiquement, un Buffet de gare est neutre, bien entendu. Celui de Lausanne a accueilli aussi bien Christoph Blocher et Gonzague de Reynold (inspirateur de la droite nationaliste), que Jean Ziegler, ou le trotskyste Alain Krivine dans les salles du premier étage. Oskar Freysinger y a débattu contre Jean-Michel Dolivo. Mais à consulter les archives de la Feuille d’Avis/24 Heures, on observe tout de même un lent mouvement de bascule au fil des décennies, du camp bourgeois vers la gauche.
Pendant ses premières années et grosso modo jusqu’à la Deuxième guerre mondiale, le Buffet est le point de rencontre privilégié du Parti radical alors tout-puissant dans le canton, des carabiniers, des commerçants et des associations agricoles, fort nombreuses. Tout ce petit monde vit en symbiose, chante le Pays et défend ses intérêts. Le cadre boisé du Buffet lui sied à merveille, comme en témoignent de nombreuses annonces de réunions.
Ainsi, en octobre 1917, la présence des patrons du bâtiment est jugée « absolument indispensable » à la Salle des Vingt-deux Cantons pour faire front commun contre les revendications du Cartel des Syndicats ouvriers du bâtiment de Lausanne, à savoir un salaire horaire minimum de 1 franc. Cinq ans plus tard, la Société industrielle et commerciale mobilise ses membres contre l’initiative socialiste sur « la Confiscation des Fortunes » (les radicaux parlent de « spoliation »). Sous le titre « Un scandale ! », la Feuille d’Avis de Montreux révèle que des hôteliers de montagne qui voulaient se réunir à Berne, puis au Buffet de la gare de Lausanne, ont été priés de déguerpir illico sous la pression de leur union faîtière Union Helvetia, qui n’apprécie pas ce début de dissidence.
La Suisse de l’époque vit à l’ère des cartels, on ne bouge pas dans les rangs. Témoin cette réunion des éditeurs romands qui fixe « à l’unanimité » pour l’année 1924 les prix d’abonnement et tarifs d’annonce. « Les journaux doivent résister solidairement, d’entente avec les agences de publicité, aux exigences inadmissibles de certains clients d’annonces. » Des clients qui discutent les prix? On aura tout vu!
Emblématique de cette époque, voici un extrait du «toast à la Patrie » porté en novembre 1932 par le conseiller national Henri Vallotton: « La Patrie, c’est l’histoire tumultueuse de ce peuple vigoureux dont le sang a coulé sur tous les champs de bataille de l’Europe. C’est l’accent des hommes de chez nous. Elle est dans chacune de nos églises, de nos écoles, de nos demeures. C’est le silence des morts, l’effort des vivants, le chant du berceau.
Voilà cette Patrie que nous aimons, certes, de toute notre âme. Suffit-il de l’aimer? Non! Pour être fécond, cet amour ne doit point se satisfaire de discours et de toasts, de couronnes et de chants. Il doit être inspirateur de volonté, d’énergie et générateur d’actes. Et d’abord participer à la vie publique de son village, de son cercle ou de son canton: à l’heure où la Patrie est menacée, se désintéresser de son sort, c’est trahir. »
Dès les années 60, et de façon accélérée ensuite, les salles du Buffet sont désertées par les milieux patronaux, qui ont trouvé ailleurs des salles aux sièges plus accueillants. Mais les rustiques chaises de bois ne rebutent pas les postérieurs de celles et ceux qui viennent défendre les causes de gauche, au sens large.
Ce sera la lutte pour le suffrage féminin, contre le bétonnage du paysage, le comité de soutien aux ouvriers grévistes de LIP à Besançon, celui de la Palestine, de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud... La liste entière prendrait plus d’une page. Le soussigné se souvient d’avoir assisté, dans les années 80, à la présentation du « Livre noir du capitalisme suisse»: pour la première fois étaient présentés, sur une double page graphique, les liens incestueux entre les grands capitaines d’industrie dirigeant le pays. Ils allaient faire couler beaucoup d’encre vingt ans plus tard, lors de la faillite de Swissair notamment.
Oui, celui qui traînait ses guêtres dans les salles du Buffet de la gare apprenait beaucoup de choses. Par exemple sur la politique extérieure de la Suisse. Le 15 février 1986, un certain Jean-Pascal Delamuraz, jeune conseiller fédéral, donna à la Salle des Cantons une conférence publique sur le thème « La Suisse et l’ONU ». Le peuple refusa un mois plus tard et ne changea d’avis qu’en 2002. En attendant, Jean-Pascal Delamuraz – ou plutôt son portrait – avait fait une entrée remarquée, aux côtés de ceux du général Guisan, de Paul Chaudet et de Georges-André Chevallaz, dans l’alcôve boisée du Buffet première. En 1998, la nouvelle direction du Buffet enleva les cadres, sauf celui de JPD. Sacrilège! s’exclama une lectrice de 24 Heures, « j’ai l’impression qu’on veut effacer l’histoire, et j’ai un pincement au coeur. Qu’en pensent nos autorités? »
Diable! Voici qu’on demandait aux autorités de se mêler de la décoration du Buffet... Sans attendre leur hypothétique opinion sur la question, la direction remit les portraits en place, où ils se trouvaient encore à fin 2015. A la mort de Jean-Pascal Delamuraz, le 4 octobre 1998, certains voulurent voiler de noir son cadre du Buffet. Un journaliste testa l’idée auprès de clients.
Trois dames d’âge mur qui avaient pris place sous l’image du défunt parce que c’était la seule de libre répondirent sèchement: « On en a marre du culte Delamuraz ». O gloire éphémère...
Septième tableau. Bons mets et vilaine querelle.
Une histoire du Buffet de la gare de Lausanne ne serait pas complète sans évoquer les plats qui s’y mitonnaient. « Ici, on faisait nos propres fonds de sauce avec des os, il y avait un savoir-faire extraordinaire dont la majorité des gens ne sont pas conscients », dit Christel, qui a travaillé en cuisine pendant vingt-et-un ans.
En attendant les années 70 et l’éclosion des restaurants gastronomiques à la campagne ou en banlieue, c’est au Buffet que l’on se régalait. Voici, en 1923, un exemple de « menu du dimanche à 4 francs 50 »:
« Servi de 5 heures 30 à 8 heures 30
Oxtail lié
Truite de rivière au bleu
Sauce beurre d’Isigny
Pomme nouvelle
Petits pois à la Française
Chapon du Mans à la broche
Salade
Pêche maison
Fromage- dessert »
La poule au riz des Vauthey puis des Péclard, le tournedos au foie gras d’Eugène Chollet ont été de grands classiques pour des générations de Vaudois. En 1977, le chroniqueur gastronomique de 24 Heures Jean-Michel Vidoudez recommande tout particulièrement les filets de barbue du Nord farcis de poireaux, d’oseille, de ciboulette, le tout étant cuit au court-bouillon et nappé d’un velouté de poisson, la petite marmite de Waterzooi gantoise (poulet en dés cuit dans son bouillon avec des légumes), le coquelet vert farci aux épinards et lardons, la côte de veau alostoise flambée au genièvre, mouillée à la bière et nappée d’une sauce gourmet, ou encore la carbonnade flamande (morceaux de boeuf braisés à la bière, pommes purée, choux rouge et gelée de groseille).
Vous êtes en appétit? En novembre 1980, la quinzaine normande propose, outre le plateaux de fruits de mer, une marmite dieppoise composée de turbot, baudroie, saint-jacques, sole, moules, langoustines et crevettes, mijotés dans du cidre et de la crème. A moins que vous ne préfériez le canard rouennais à l’ancienne, le gigot yvelot (agneau cuit en pot-au-feu et nappé d’une sauce blanche aux câpres et accompagné de petits légumes), ou la côte de veau Vallée d’Auge flambée au calvados, le tout arrosé de cidre bouché.
Au Buffet, tout est beau, tout est bon, à lire ces chroniques culinaires... jusqu’à l’arrivée d’Alexandre Scheuchzer en 1991. Après les années Chollet où, relèvent des esprits plus critiques, le patron a vécu sur les acquis, le nouveau gérant veut insuffler un esprit nouveau. Il organise des concerts de jazz au Buffet deuxième classe, ouvre une galerie d’art, crée un petit journal, lance un concours d’affiche pour la publicité de l’établissement. Au début, « 24 Heures » applaudit le restaurateur entreprenant: « Diable d’homme! »
Mais il s’en prend aussi au système de rémunération des serveurs, et là, les choses se gâtent. Il faut dire qu’un emploi au Buffet est nettement plus recherché qu’ailleurs. « Quand j’y étais cuisinier en 1954, se souvient un ancien employé, les places se vendaient entre anciens et nouveaux, à cause des bons pourboires ». Alexandre Scheuchzer n’y va pas de main morte, il veut supprimer la prime fixe et introduire un salaire au mérite.
Pour la première fois en 1993, un conflit social éclate dans l’établissement. Des serveurs manifestent, l’Union Helvetia s’en mêle. Gérard Forster, ténor syndical redouté, se déchaîne dans une chronique: « Le Buffet de la Gare de Lausanne, avec ses souris qui vous passent entre les jambes (surtout en première) vit sous le règne d’un patron de choc. Il baisse les salaires de ses serveuses et serveurs de 20% car il veut un changement dans la mentalité des gens... et donner à ses employés l’envie de sourire aux clients. D’ailleurs ce véritable pape de la restauration invite dix jours après ce coup fumant les déshérités à passer dans son établissement Noël à coeur ouvert. »
Pour la première fois, « 24 Heures » publie des critiques virulentes sur le Buffet. D’autres suivent peu après, d’abord sur le prix des sandwiches vendus au Buffet Express. « Vous prenez 50 gr. de pain, tartinez quelques grammes de beurre et fourrez 60 gr. de jambon. Vous logez le tout dans un emballage de papier huilé et vendez l’ensemble à 4 francs 10. Un prix abusif? En boulangerie, le même sandwich coûte trois francs. Au buffet d’Yverdon, 3 fr. 20, et 3 fr. 90 à Zurich. »
Puis c’est l’estocade dans un article consacré à un guide des buffets de gare rédigé par Charlotte Spindler, sociologue bernoise, et Hansjörg Rieger, historien de l’art zurichois. Le Buffet 2ème classe réveille chez les noctambules « quelques glauques souvenirs », écrit une journaliste de « 24 Heures » Si le guide trouve sa carte intéressante, « ce doit être plus par la grande diversité des menus proposés que par leur qualité, poursuit-elle. Expérience faite au hasard, les filets de perche, recommandés par le guide, sont très décevants. »
Le 23 février 1994, on apprend qu’Alexandre Scheuchzer « serait au bord de la faillite ». Il cède le Buffet quelques mois plus tard et ne l’aura dirigé que trois ans, contre onze à vingt-et-un ans pour les autres gérants. Après la reprise par le groupe de Mercurio, le critique culinaire Michel Vidoudez, écrit: « La carte est de dimensions plus raisonnables, c’est le retour à une cuisine plus simple, proche des désirs de la clientèle d’une ville comme Lausanne. » Le Buffet est « redevenu une adresse recommandable », ajoute-t-il quinze mois plus tard.
Une adresse qui affronte désormais une forte concurrence. La révolution de la nouvelle cuisine et celle du « fast food » sont aussi passées par là. On vient encore au Buffet déguster la cuisine bourgeoise, la chasse, les spécialités des quinzaines, mais ses grandes années sont derrière lui.
Reviendront-elles? Une chose est sûre: la cuisine du Buffet rénové, remontée au rez-de-chaussée, sera beaucoup plus petite que l’actuelle. Classée, la salle du Buffet première retrouvera son apparence et gagnera même en authenticité dans la mesure où les lampes et les séparations qui y ont été rajoutées seront supprimées pour retrouver l’ampleur du volume originel. Elle risque toutefois de n’être plus qu’un décor de théâtre servant des mets précuisinés. Toutes les autres activités que chapeautait le Buffet seront débitées par les CFF en licences différentes, accordées à autant d’exploitants.
Huitième tableau. Portrait de famille.
Je l’ai écrit plus haut: bien qu’informés assez tôt de la fermeture à fin 2015, les employés du Buffet ont souvent attendu le dernier moment pour se mettre à la recherche d’un autre emploi. Certains savaient qu’ils n’auraient pas trop de difficulté à le décrocher, notamment les cuisiniers et les boulangers. D’autres avaient des projets personnels: partir en voyage, changer de métier, reprendre des études, rentrer au pays... Cela a été plus dur pour les serveuses et serveurs, surtout celles et ceux âgée de 50 ans et plus. « On me propose du travail, mais avec un salaire inférieur de vingt pour cent à ce que je gagne aujourd’hui », dit l’une d’entre elles.
En discutant avec les uns et les autres au fil des semaines, j’ai parfois découvert des trajectoires étonnantes, des gens qui avaient été actifs dans le négoce, l’architecture, ou qui avaient des responsabilités locales dans leur pays avant que l’économie de celui-ci ne dégringole.
Ils forment un impressionnant éventail de nationalités. Aux Français, Italiens, Espagnols, Portugais et ressortissants de l’ex-Yougoslavie sont venus s’ajouter au fil des ans des employés d’origine plus lointaine: Brésil, Erythrée, Guinée-Bissau. Le Buffet est un laboratoire miniature des flux migratoires.
Ainsi s’est constituée une étonnante, improbable famille. Parmi les quelque 80 employés actuels, dix-neuf y travaillaient depuis dix ans ou davantage. Comme Fernando le caviste, Gabriel le garçon de cuisine, Paul Naeff le directeur, Fatima la vendeuse du Pendolino, Augusta la responsable de l’Eurocafé, Claudine de Chez Carmen, Dijana la lingère ou M’Baye le gérant du Freeport.
Une telle fidélité, devenue rare, a toujours fait partie de l’ADN du Buffet de la gare de Lausanne, ainsi qu’en témoignent les archives de « 24 Heures ». On y lit ainsi en 1998 que Lucien Giller, Fribourgeois d’origine, a fêté ses noces d’or avec la Valaisanne Simone Biollay. Ils se sont connus le 9 mai 1945 en fêtant l’armistice au Buffet. Quand Eugène Chollet a fêté ses dix ans d’activité en 1982, il avait invité quelques employés fidèles: Yvonne Duschesne, serveuse à la brasserie depuis 32 ans; Emmy Born, également serveuse, 23 ans de service; Joséphine Schilliro, cheffe de la buanderie, 21 ans de service; Isaac Cherpillod, chef mécanicien, 20 ans de service. Paul Wiesner y a été chef de cuisine pendant plus de vingt ans.
Comment expliquer ce phénomène? Personne n’a pu me donner une explication claire. La question même semblait étonner. C’était comme ça, c’est tout. Eugène Chollet était « un homme formidable », dit Mercedes, toujours présent à l’ouverture comme à la fermeture. Carlo de Mercurio a été un patron plus sec, « mais juste ». Entre employés, les rapports étaient plutôt bons pour ce que j’en ai vu, mais pas très différents d’ailleurs. Peut-être était-ce la relation particulière avec les clients, les régulier, le lieu, ou simplement l’habitude.
« J’aime le contact avec les gens »: cette phrase, je l’ai entendue plusieurs fois, par exemple dans la bouche de Marie-Thérèse, la gérante des salles, ou de Zöhre, vendeuse au Pendolino, qui dit avoir ainsi surmonté sa timidité. Affronter les remarques lourdes des ivrognes ou des quérulents n’est pas toujours facile, mais derrière cette agressivité de façade, les employés semblaient avoir un don particulier pour déceler les souffrances humaines et désamorcer les conflits.
Le Buffet va manquer, c’est sûr. Pour beaucoup, dont le soussigné, il a représenté un havre de paix, un moment de préparation, suspendu dans le temps, la respiration que l’on s’octroie avant de monter dans le train pour une séance importante à Berne, Zurich, Genève, ou d’entamer une journée trop ordinaire.
Sans parler des poètes. Dans « 24 Heures » du 11 août 1997 est parue cette petite annonce: « Belle inconnue, vous étiez au Buffet de la Gare de Lausanne lundi 11 août à midi, nos yeux se sont croisés, je n’ai pas osé vous aborder. Oserez-vous me répondre? »