Saillon, les "géants" de Courbet
Il y a 151 ans, deux personnages auraient pu se rencontrer dans les gorges de Saillon, en Valais. Le premier est Gustave Courbet fuyant les "Versaillais" qui avaient triomphé de la Commune de Paris. Après la Semaine sanglante qui mit fin à l'insurrection de la Commune, le peintre passa six mois en prison. En 1873, condamné à régler une somme énorme pour couvrir la reconstruction de la colonne de la place Vendôme, détruite par la Commune comme «symbole militariste» de l'Empire, Courbet se réfugia provisoirement auprès de ses proches, dans le Jura, puis en Suisse, où il mourut en 1877 à La Tour-de-Peilz, vaincu par la cirrhose et la dépression. Un ami médecin le décrit alors «noyé dans le vin blanc du pays vaudois»; un visiteur voit son ventre qui «s'avance vers le lac comme un nouveau promontoire»; Zola, peu charitable, commente : «Pour Courbet… C'est comme s'il n'existait pas, il vit quelque part en Suisse. Voici trois ans déjà qu'il ne donne rien de neuf.
Peut-être, mais Courbet peint. Avant de poser son chevalet au château de Chillon, il visite différents endroits, dont le Valais central - très populaire auprès des touristes de l'époque qui visitent la cascade de la Pissevache, le casino de Saxon et diverses curiosités naturelles. Parmi celles-ci figurent les romantiques gorges de Saillon et leur curieuse "grotte des géants". Le peintre n'est pas le premier à les représenter, comme en témoigne une gravure de 1869 publiée par le journal bernois le "Bund". Quatre ans avant la venue du peintre, un correspondant évoque en ces termes le rocher aux allures d’une tête monstrueuse: "Spectacle unique en son genre: les yeux, le nez et l’antre caverneux où l’imagination populaire a su voir une bouche, laissant échapper mille filets d’une eau cristalline qui coule en brillantes cascateiles par-dessus les longues feuilles de scolopendre qui forment la barbe du monstre et vient se perdre dans un bassin profond que n’éclaire jamais aucun rayon de soleil."
La gravure de 1869 et le tableau de Courbet (où l'on notera un deuxième géant, au fond de la caverne, peut-être plus présent dans l'imagination du peintre qu'e réalité, ainsi qu'un escalier en bois dans le coin droite supérieur) sont représentés ci-dessous.
Un mot encore au sujet du tableau, qui connut un destin particulier. Il semblerait qu’en 1875, Courbet l'ait offert au bénéfice des inondés du Midi de la France. La trace du "géant" se perd alors jusqu'en... 1977, quand une œuvre nommée "Paysage fantastique avec roches anthropomorphiques" apparait dans une salle de ventes, où elle est achetée par un collectionneur parisien. Aucun nom de lieu ne figure plus dans le titre. Le tableau se retrouve finalement au Musée de Picardie, à Amiens. C’est un enseignant de Saillon, Claudy Raymond, qui, en voyant l’œuvre, fait le lien avec un paysage familier de son enfance. Grâce à lui, le tableau retrouve son titre, le lieu et l’année de sa réalisation.
L'autre personnage qui a marqué l'histoire des gorges de la Salentse est Joseph-Samuel Farinet, né vingt-six ans après Courbet et mort dans des circonstances non éclaircies trois ans après lui, dans les mêmes gorges de la Salentse à Saillon.
Farinet, forgeron de métier, est originaire du Val d'Aoste. Il commence à couler et écouler de la fausse monnaie, distribuant une partie de sa production aux plus démunis. En 15 ans il fabrique pour deux millions de francs suisses (actuels) en fausses monnaies de vingt centimes ou "thunes" (cinq francs). Traqué par les gendarmes suisses, italiens et français, emprisonné, il s'évade des geôles de Turin, Aoste, Sion, passe sa vie sur les sentiers, ridiculisant les polices locales. Aidé par de nombreux complices. Il devient le "robin des Bois des Alpes". Pour les pouvoirs, c'en est trop. Le 17 avril 1880 poursuivi par les gendarme, Farinet disparaît dans les gorges de Saillon, âgé de 35 ans. Suite à une chute, épuisé et affamé dans sa fuite perpétuelle, disent les uns. Tué d'une balle par un gendarme, affirment d'autres.
Le journaliste (bien connu des Romands), Squibbs, enquêta sur cette mort, comme en témoigne une archive de la RTS datée de 1940. Un autre journaliste, Pascal Thurre, mort en 2023, a fondé une association des "Amis de Farinet", propriétaire d'une petite vigne à Saillon où sont venues moult célébrités.
Le visiteur de la grotte des géants trouvera au-dessus de celle-ci une plaque commémorative célébrant ce "marginal aimé du peuple", posée en 1990 "avec la complicité de la Banque cantonale du Valais". Quant à savoir si le faux-monnayeur aurait apprécié ce soutien posthume...
Saillon, 28 janvier 2024, Fuji X100V
© Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation