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Le manuscrit des six âges du monde

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Le manuscrit déposé aux archives de l'État du Valais, partiellement déroulé

Le livre consacré au "Manuscrit des six âges du monde" est un événement de l'édition romande. Son auteur, Stève Bobillier, présentait le Manuscrit, ce samedi 7 janvier 2023, dans l'exposition réalisée par les archives cantonales valaisannes sur ce document exceptionnel; ce fut un privilège pour la quarantaine de visiteurs présents. Si j'en parle dans le cadre de ce blog, c'est parce qu'une autre visite guidée est agendée pour le samedi 4 février à Sion, et que le livre peut être commandé aux Presses Inverses, jeune et très active maison d'édition créée par Alexandre Metzener et Antoine Viredaz. Avis aux amateurs!

De quoi s'agit-il? De la mise en lumière d'un rouleau de huit mètres (!) de long, parfaitement conservé, qui raconte rien moins que l'histoire du monde en puisant aussi bien aux sources bibliques qu'historiques. Le Manuscrit est à la fois un arbre généalogique et un récit en vieux français (de Picardie), illustré de trente-six dessins, vulgarisant les épisodes marquants et les grandes figures de la chrétienté dans un but d'édification (l'éternelle lutte du Bien contre le Mal...)

L'auteur anonyme du Manuscrit - plusieurs personnes ont probablement contribué à son élaboration - s'est inspiré du "Compendium historiae in genealogia Christi" de Pierre de Poitiers, enseignant aux écoles attachées à la cathédrale de Notre- Dame de Paris à la fin du XIIe siècle. Le rouleau conservé à Sion, exécuté à la fin du XIVème siècle ou du tout début du XVème, n'est donc pas unique, mais remarquable par ses dimensions, la qualité de ses dessins et son état de préservation.

 

Il fut acquis, dans des circonstances non élucidées, par le prince-évêque de Sion Walter Supersaxo (1402-1482) ou son fils Georges, ces deux puissants personnages ayant constitué une bibliothèque d'une très grande richesse. La présence du Manuscrit au sein de cet ensemble s'explique, on le verra plus loin, aussi bien par des raisons religieuses que politiques, voire bassement matérielles. Les Supersaxo jouissaient d'un grand pouvoir et d'une fortune qui faisait d'eux, par exemple, les créanciers de François Ier. Le Manuscrit fut-il offert en remboursement d'une dette? C'est une hypothèse parmi d'autres... Le conflit opposant Georges Supersaxo au cardinal Mathieu Schiner (1465-1522) qui faillit devenir pape avant de mourir de la peste, est un des faits marquants de l'histoire valaisanne et même européenne.

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Stève Bobillier, docteur en philosophie et sciences sociales

Après l'émerveillement - un site internet extrêmement bien fait présente le Manuscrit, le met en contexte et permet de se "balader" aussi bien dans le texte original que dans sa traduction en français moderne - la première question qui vient à l'esprit est: comment se fait-il qu'un document aussi extraordinaire n'ait été connu que de quelques spécialistes jusqu'ici?

Première explication, la bibliothèque Supersaxo est restée longtemps dans la famille. L'inventaire établi par André Donnet nous apprend qu'elle "a été acquise en 1930 par l'État du Valais, pour le prix de 32 000 francs, grâce aux bons offices du Dr Rudolf Riggenback, de Bâle; elle a été transférée aux Archives au mois de décembre de la même année. Le magnifique rouleau de parchemin, «Les six âges du monde », qui faisait partie de la bibliothèque, a été, quant à lui, acquis alors pour le prix de 8000 francs par la Fondation Gottfried Keller (qui y a apporté une restauration légère, ndlr.), et déposé par elle aux Archives."

Huit mille francs (d'époque, bien sûr)... On n'ose imaginer le prix qu'atteindrait aujourd'hui cette pièce rarissime.

La pratique des anciens archivistes explique aussi la discrétion qui a entouré le Manuscrit, explique Stève Bobillier. Leur priorité était la conservation des documents: moins on les montrait, mieux cela valait! Les techniques de reproduction modernes leur étaient inconnues, et la pratique voulait que l'on manipule le moins possible le précieux rouleau. Aujourd'hui, l'approche est un peu différente: on préfère dérouler délicatement le manuscrit de temps à autre pour permettre à la peau sur laquelle il est rédigé de respirer. Bien sûr, il n'est pas accessible au public, l'exposition des archives cantonales du Valais a créé pour l'occasion un fac-similé au format 1:1. Il semble toutefois que la fondation Bodmer à Cologny exposera au printemps 2023 le vrai manuscrit, partiellement déroulé et dûment protégé.

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Le manuscrit enroulé

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Détail, les ronds rouges se référant à l'arbre généalogique

Signalons tout de même l'article écrit par Brigitte Roux en 2000 pour la revue "Art + architecture en Suisse", qui souligne l'intérêt du document. Pour la petite histoire, Stève Bobillier, docteur de l'EHESS de Paris en philosophie mmédiévale, ayant appris au détour d'une conversation de café l'existence du Manuscrit, avait sollicité une bourse d'étude de trois mois pour l'étudier de plus près. Après un premier refus, il est revenu à la charge l'année suivante, essuyant un second refus... immédiatement suivi d'un coup de téléphone: "la matière à étudier est si intéressante que trois mois ne suffiront pas", lui a-t-on dit. Il y aura finalement consacré quatre ans. Saluons ici l'investissement consenti par les Archives de l'État du Valais pour mettre en valeur son trésor.

Et plongeons dans le Manuscrit. Les explications qui suivent sont forcément simplifiées par rapport à son contenu et à sa signification. Je ne saurai trop conseiller de se reporter au livre ou au site internet.

"D'où venons-nous? Où allons-nous?" La question préoccupe l'humanité depuis la nuit des temps, chaque religion ou système philosophique y apporte sa réponse. La division de l'histoire du monde en plusieurs "âges" est aussi un thème récurrent dans différentes cultures. En Orient, ces âges sont généralement cycliques. Les chrétiens, Saint-Augustin en particulier, vont leur donner un caractère plus linéaire: il y a un "début" et une "fin" des temps. Dans la tradition dont s'inspire le Manuscrit, le commencement renvoie à la création du monde, à Adam et Ève. Le rouleau dévide ensuite sa généalogie et ses épisodes édifiants (Noé, Job, le roi David, Nabuchodonosor, Alexandre, César, etc.) - positifs ou négatifs - pour aboutir au sixième âge, le dernier, qui est initié par la naissance et le martyre du Christ.

Quand et comment se termine cet âge ultime? That's the question! Chaque "âge" s'étendant sur une période de 1000 à 1500 ans, on devine tout de suite le questionnement des auteurs et lecteurs du Manuscrit: si le sixième âge débute avec le Christ et dure approximativement autant que les précédents, le clap de fin n'est donc plus très éloigné! Le Jugement dernier, le dernier combat entre les forces du Bien et celles du Mal, entre Dieu et Diable... L'Apocalypse.

Dissipons ici un ou deux malentendus. D'abord, les textes sacrés insistent sur le fait que "nul ne connaît ni le jour, ni l'heure", ce qui vaut autant pour l'individu que pour l'humanité dans son ensemble. Prédire la fin du monde est donc un exercice totalement vain (et néanmoins régulièrement répété). Ensuite l'Apocalypse n'a rien à voir avec le déchaînement de terreurs pyrotechniques à quoi la réduisent les productions hollywoodiennes. C'est le retour du Prophète, donc en principe une bonne nouvelle - évidemment, la perspective est plus engageante pour ceux qui ont suivi les bons exemples du Manuscrit que pour les autres, puisqu'il est question de Jugement dernier. Comment s'y préparer? En faisant le bien, sans doute, mais cela ne suffit peut-être pas. Au Moyen-Âge s'y ajoute l'idée qu'il faut anticiper collectivement l'ultime affrontement car de son côté, le Diable, lui, ne chôme pas. Il se glisse dans l'âme et le corps des hérétiques et, on va le voir, des sorciers et sorcières.

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Vers 1460, une dizaine de personnes furent brûlées à Ernen (Haut-Valais)

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Georges Supersaxo, fils de Walter

Il n'est pas question de retracer ici l'histoire - bien documentée depuis quelques décennies, par Chantal Ammann-Doubliez notamment - des procès en sorcellerie mais de souligner une particularité valaisanne et le lien entre ceux-ci, le Manuscrit et les Supersaxo.

Le canton du Valais se signale en effet par une "première" dont il se serait passé: c'est sur son territoire qu'ont eu lieu les premières chasses aux sorcières, dès les années 1428-1430.  Et Walter Supersaxo y joue un rôle important. Détenteur à la fois du pouvoir spirituel comme évêque et d'un pouvoir temporel (il possède des terres importantes, bat monnaie), il est à la fois persuadé qu'approche ce Jugement dernier face auquel il ne saurait rester bras croisés, et intéressé au tiers des biens de "sorcières" et "sorciers" condamnés revenant à l'église (qu'il dirige en Valais), voire à écarter tel nobliau qui lui fait de l'ombre. On le voit aussi disputer aux autorités civiles locales la haute main judiciaire sur ces procès.

Nul ne peut dire aujourd'hui quelle part ont joué ces motifs contradictoires en son âme et conscience. Ce qui est sûr, c'est que le Manuscrit, par sa symbolique et son déroulement chronologique, fournit un socle religieux et moral à ses actions. Cela est si vrai que les éléments principaux des six âges se retrouvent dans le magnifique plafond de bois sculpté par Jacobinus Malacrida de Côme pour la somptueuse demeure sédunoise de Georges Supersaxo, fils de Walter et ennemi juré de Mathieu Schiner. La maison existe toujours et se visite, elle se trouve dans une ruelle perpendiculaire à la rue de Conthey, près de la cathédrale.

Supersaxo, un cynique exploitant les exégèses religieuses pour accroître ses richesses et son pouvoir? Les choses sont un peu plus compliquées que cela, prévient Stève Bobillier. Si l'évêque a condamné, il a aussi gracié. Probablement était-il imprégné, comme ses contemporains, de la pensée que des temps décisifs se profilaient.

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La maison Supersaxo à Sion

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Cour intérieure de la maison Supersaxo

En refermant l'ouvrage très documenté de Stève Bobillier, une réflexion plus large se dessine. À partir du "Siècle des Lumières", nos sociétés occidentales ont pris leurs distances avec la pratique religieuse comme avec le Moyen-Âge. Un Jules Michelet contribua à discréditer celui-ci en noircissant ses "superstitions"  - et parmi ces dernières, la fameuse terreur de l'an mil. Fable d'autant plus absurde que les habitants en majorité analphabètes de l'époque avaient une autre notion du temps, d'autres calendriers et n'avaient pas conscience de franchir le cap de tous les périls.

 

Si la conviction d'un prochain Jugement dernier s'est répandue, c'est plutôt au moment où circulaient des rouleaux tels que le Manuscrit, juste avant la diffusion de l'imprimerie. Leur texte illustré, en langue "vulgaire", accessible, indique clairement qu'ils étaient destinés non à un cercle étroit d'érudits mais à un public plus large. Celui de la bibliothèque Supersaxo étant un des plus anciens connus, et un des mieux conservés, il constitue donc un témoignage irremplaçable de l'histoire de la pensée en Europe.

Mais sommes-nous vraiment sortis du schéma psychologique qui s'y déroule? À voir s'accumuler les sombres pronostics des "collapsologues" et autres théoriciens de "l'effondrement", les essais sur le "choc des civilisations" (Samuel Huntington), "la fin de l'Histoire" (Francis Fukuyama) ou la disparition annoncée de l'homo sapiens tel que nous le connaissons (Yuval Harari), on se dit que les craintes et questions revêtent aujourd'hui des formes certes moins religieuses que celles de nos ancêtres; mais, sur certains aspects, elles n'ont guère changé: le Jour J se profile à l'horizon, à la fois menace et promesse...

Dans la foulée du livre de Stève Bobillier, j'en ai lu un autre, publié en 1968 par les Cahiers de la Renaissance vaudoise: "Le match Valais-Judée", de Maurice Chappaz, est une fable hallucinée et truculente qui raconte la célébration fort agitée du second millénaire valaisan. Revenu sur terre pour l'occasion - incognito, bien sûr - le Bon Dieu est atterré par ce qu'il découvre en marge d'un banquet pantagruélique: égoïsme, mesquinerie et irrespect total de Sa création! Ça braille, rouscaille, ripaille, bataille, pinaille et emmouscaille à tous les étages. Fâché et dépité, le Bon Dieu songe à tout liquider. Allez ouste, fin du monde! On le supplie: "donnez-nous encore une chance!" Bon diable (pardon!), Dieu se laisse fléchir, mais à une condition. Lâchez Satan dans la nature, vous avez huit jours pour le rattraper, sinon...

Je ne vous révélerai pas la fin, lisez le livre :-)

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Illustration d'Etienne Delessert pour "Le match Valais-Judée"

Sion, 7 janvier 2023

© Jean-Claude Péclet 2023 pour le portrait de Stève Bobillier et les photos de la maison Supersaxo (Fuji X100V),

archives de l'État du Valais pour les illutrations du Manuscrit

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